22 mai 1848 : Cyrille Bissette, l’abolitionniste oublié de la Martinique

L'abolitionniste martiniquais Cyrille Bissette (1795 - 1858)
En Martinique, le 22 mai est la date de la commémoration de l’abolition de l’esclavage. Si l’histoire a retenu le nom de Victor Schoelcher, le Martiniquais Cyrille Bissette fut également l’une des grandes figures de l’abolition dans les colonies françaises.  
En Martinique, on commémore, ce lundi 22 mai, qui est jour férié localement, l’abolition de l’esclavage. A cette date, il y a 169 ans, une rébellion éclate dans la ville de Saint-Pierre. Elle fait suite à plusieurs révoltes d’esclaves dans l’île, exaspérés par l’attente du décret d’abolition du 27 avril 1848 qui n’arrive toujours pas. Dans la crainte d’une insurrection généralisée, le gouverneur proclame alors l’abolition immédiate de l’esclavage le 23 mai. 
 
Mais si la Martinique a retenu le nom de l’abolitionniste français Victor Schoelcher, dont le patronyme se retrouve un peu partout dans l’île, elle a malheureusement oublié l’un des siens, dont l’engagement en faveur de l’émancipation des esclaves a été déterminant. Son nom : Cyrille Bissette.
 
Neveu illégitime de Joséphine de Beauharnais
Cyrille Charles Auguste Bissette naît le 9 janvier 1795 à Fort-de-France (dénommé Fort Royal à l’époque). Il est le fils de Charles Borromée Bissette, un mulâtre originaire du Marin, et d'une mulâtresse libre, Élizabeth Mélanie Bellaine, fille illégitime d’un béké, qui n’est autre que le père de Joséphine de Beauharnais, première épouse de Napoléon et future impératrice. Cette « famille de couleur libre », où Cyrille Bissette est l’aîné des six enfants, est relativement aisée.
 
En 1818, Bissette devient un tranquille négociant de Fort Royal, tout occupé à ses affaires. « Libre de couleur », il aide même à mater une révolte d’esclaves dans la commune du Carbet, ce qu’il regrettera publiquement plus tard. Mais sa vie va basculer en 1823. Au cours de cette année-là, un texte anonyme de 32 pages intitulé « De la situation des gens de couleur libres aux Antilles françaises », est en circulation sur l’île. L’ouvrage dénonce les injustices dont les hommes de couleur libres sont victimes, et réclame les mêmes droits que les Blancs, notamment l’exercice de certaines professions qui leur sont refusés comme avocat, médecin ou charpentier par exemple. Le ou les auteurs proposent également le rachat progressif des esclaves et demandent la suppression des châtiments corporels. Le texte, s’il passe quasiment inaperçu en France, irrite fortement le procureur du roi et les Békés de Martinique.
 
Marqué au fer rouge  
En décembre 1823, Bissette est dénoncé par un de ses voisins. La police découvre chez lui plusieurs exemplaires de l’ouvrage ainsi qu’un projet de réclamation à la Chambre des députés. Le négociant est arrêté manu militari ainsi que deux autres mulâtres, Jean-Baptiste Volny et Louis Fabien fils. Le 12 janvier 1824, bien que niant toujours préparer une révolte d’esclaves et avoir rédigé le document anonyme, les trois hommes sont condamnés par la Cour royale à la marque au fer rouge (« GAL », pour galère) et aux galères à perpétuité. Ils sont déportés à Brest. Toutefois, après un pourvoi en cassation, l’arrêt est annulé en 1826.
 
Renvoyé avec ses présumés complices devant la Cour royale de Guadeloupe, celle-ci libère les accusés le 28 mars 1827. Déclarés non coupables, Volny et Fabien sont remis en liberté, tandis que Bissette est banni pour dix ans des colonies françaises. Mais trois ans de détention ont radicalement changé la vision politique du mulâtre martiniquais, qui décide de s’engager à fond pour l’abolitionnisme.

 
Portrait de Cyrille Bissette jeune
Contre l’administration coloniale
En 1828, Cyrille Bissette (portrait à gauche, dans sa jeunesse) s’installe à Paris où il s’active contre l’administration coloniale, demandant entre autres à ce que les hommes de couleurs de la Martinique jouissent « des mêmes droits civils et politiques que ceux dont jouissent les Blancs ». En 1834, il crée une « Société des hommes de couleur », puis la « Revue des Colonies. Recueil mensuel de la politique, de l'administration, de la justice, de l'instruction et des mœurs coloniales par une Société d'hommes de couleur », dont il assure la direction.
 
Dans son mensuel, dès le premier numéro, Bissette demande l’abolition de l’esclavage et l’émancipation des esclaves, en se basant sur la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. « Les Français, qui sont en tête de la civilisation et de l'affranchissement de l'humanité se laisseront-ils devancer par les Anglais dans cette circonstance ? » s’enflamme-t-il, faisant référence à l’abolition de l’esclavage par la Grande-Bretagne en 1833.
 
Bissette en avance sur Schoelcher
A cette époque, Bissette est à l’avant-garde du combat abolitionniste, bien avant Victor Schoelcher, qui s’oppose à l’émancipation immédiate. Schoelcher pense en effet que les esclaves ne sont pas « prêts » pour la liberté, et envisage un délai de 60 ans pour une abolition complète. Il changera d’avis au début des années 1840, de même que la Société française pour l'abolition de l'esclavage qui ne se prononcera qu’en 1847, soit un an avant le décret d’abolition rédigé par Schoelcher, pour l’émancipation immédiate des esclaves.
 
En 1835, Bissette présente dans sa revue un projet de loi pour l’abolition immédiate de l’esclavage. Les ressortissants des colonies seraient « libres et égaux en droits sans distinction de couleur » (article.1), avec tous les « droits de famille, civils et politiques, au même titre que les autres citoyens français » (art.2). Des « écoles gratuites et obligatoires pour l'instruction civile et religieuse des cultivateurs seraient ouvertes dans toutes les communes des différentes colonies françaises » (art.4), suggère-t-il. « Nous n'avons jamais pu concevoir un état intermédiaire entre la liberté et l'esclavage ; l'esclavage une fois aboli, doit mourir tout entier… Toute trace d'esclavage doit s'effacer sans retour. Voulez-vous que le Noir nouvellement affranchi apprenne à être libre ? Qu'il entre dans toute la plénitude de sa nouvelle existence », écrit Cyrille Bissette.
 
Rivalité d’influence
Sous l’impulsion de Bissette et d’autres abolitionnistes convaincus (dont Lamartine, Tocqueville, La Fayette, La Rochefoucauld, etc.), l’opinion se mobilise et les pétitions publiques se multiplient. Parmi ces dernières, celles des 191 Hommes de couleur de la Martinique en novembre 1836, celle des ouvriers de Paris en janvier 1844, et l’appel aux abolitionnistes à l'intention du Parlement et des Conseils généraux en août 1846.
 
En 1847, Bissette fonde « La Revue abolitionniste », qu’il rédige tout seul et ne connaîtra que trois numéros. Quelques mois plus tard, une Commission d’émancipation est créée sous la supervision du ministre de la Marine. Bissette veut en faire partie, mais en vain. Victor Schoelcher préside la commission, et une rivalité d’influence et politique divise profondément les deux hommes, qui s’étaient durement affrontés par livres interposés sur les questions relatives à l’esclavage. Bissette reproche notamment à Schoelcher ses critiques de l’attitude des « hommes de couleur libres » envers les Noirs esclaves et son opinion des mulâtresses, assimilées à de simples « maîtresses » des Blancs. Aussi, Bissette reste à la porte de la commission. Finalement, le 27 avril 1848, le gouvernement provisoire de la Seconde République adopte l'abolition immédiate de l'esclavage. Abolition accolée au nom de Schoelcher…
 
Resté dans l’oubli
Mais l’ex-négociant poursuit son combat politique. En mars 1849, il entame une campagne en Martinique pour les élections législatives. Il se veut rassembleur et en appelle à toutes les composantes de la population. Un béké, Auguste Pécoul, devient son colistier. Largement soutenu par les nouveaux et anciens affranchis, les Blancs créoles et ses propres réseaux maçonniques, Cyrille Bissette est confortablement élu en Martinique en juin 1849. Son éternel rival Victor Schoelcher est élu en Guadeloupe et les deux députés continueront leurs controverses.
 
A la suite du coup d'État de Louis Napoléon Bonaparte, le 2 décembre 1851, Bissette quitte la politique. Le chantre de l’abolitionnisme devient simple greffier de justice en 1853. Il s’éteint dans l’anonymat à Paris, le 22 janvier 1858, à l’âge de 63 ans. Largement inconnu du grand public, même en Martinique, délaissé par la recherche historique, Cyrille Bissette est resté dans l’oubli. Aucune rue, ou bâtiment, nulle part, ne porte son nom. Sauf, ironiquement, un modeste rond-point de la commune de… Schoelcher, dans l’île qui l’a vu naître.  
 
Source : « Cyrille Bissette, héros de l'abolition de l'esclavage », document en trois parties à consulter sur le site Africultures