Réunionnais de la Creuse : "J'en veux à l'Etat français" (1/5)

Jean-Charles Serdagne
Mardi prochain, l’Assemblée Nationale votera une résolution consacrée aux Réunionnais de la Creuse, ces 1 600 enfants déplacés vers l’Hexagone entre 1963 et 1982. Nous vous proposons chaque jour jusqu'à mardi  le portrait d'un ex-enfant de la Creuse. Aujourd'hui, Jean-Charles Serdagne.
Il rêvait de devenir dessinateur industriel. C’est d’ailleurs ce que la DDASS (Direction départementale des affaires sanitaires et sociales) lui avait promis. Jean-Charles Serdagne a aujourd’hui 60 ans. Et dans la vie, il a d’abord travaillé dans la maçonnerie avant de passer 17 années comme routier à sillonner les grands axes de la France et de l’Europe.

Aujourd’hui à la retraite, ce
Réunionnais est un homme meurtri et en partie détruit. Ses origines sont fièrement affichées partout : sur les murs de la petite maison limougeaude qu’il occupe avec sa nouvelle épouse, sur sa table de la salle à manger et même à l’arrière de sa voiture. « Je me sens Réunionnais, clame-t-il. Seulement Réunionnais. » Sur l’île, il y est retourné pour la première fois en 1999. Il l’avait quittée, contraint et forcé, 33 ans plus tôt.

Triés comme des bêtes

« A la Réunion, même si nous n’avions pas beaucoup d’argent, c’était une vie d’enfant paisible que je vivais. J’allais à l’école ». Mais en 1965, Jean-Charles et son frère deviennent orphelins, ils sont alors placés au foyer de Bellepierre. Un an plus tard, sans leur demander leurs avis, on leur promet une vie meilleure et les envoie dans l’Hexagone. « En arrivant à l’aéroport d’Orly, on nous triait comme des bêtes, se rappelle-t-il, on nous répartissait dans les différents cars sans savoir où on allait. »

Ce n’est qu’en arrivant au foyer de l’enfance que les jeunes ont su qu’ils se trouvaient à Gueret dans la Creuse. « Il y avait une banderole “Bienvenue aux Réunionnais”. Dans ma tête, c’est toujours resté “Bienvenue aux esclaves !” Car moi, j’ai été placé comme esclave. Il n’y a pas d’autres mots... comme esclave ! »
 

« Si ça n’allait pas, je prenais une volée »

Au foyer de Guéret, les Réunionnais étaient entre eux. Il y avait bien quelques métropolitains, mais eux continuaient de se parler créole. Jean-Charles Serdagne retient ses larmes lorsqu’il évoque ce jour où il a vu sa vie d’enfant basculer. C’était un soir de novembre, un mois à peine après son arrivée dans la Creuse. « Une voiture est venue me chercher et m’a emmené dans une ferme. Je croyais que j’aurais une nouvelle famille qui allait m’adopter. Mais en fait, c’était pour travailler. A 13 ans ! Ils avaient refusé de m’envoyer à l’école. » Le boulot en question, un adulte l’aurait difficilement supporté.

Jean-Charles débutait dès 5 heures du matin. Il fallait d’abord s’occuper des 60 vaches et de la centaine de brebis. Puis il fallait aller labourer les champs ou tailler les arbres. La journée ne prenait fin qu’aux alentours de 22 heures. 7 jours sur 7. « Et puis j’étais battu, ajoute le sexagénaire moustachu. Pour tout ou rien. S’il restait quelques gouttes de lait dans le pis d’une vache, si ça n’allait pas, je prenais une volée ! Mais rien n’allait… Tout était un prétexte pour m’en mettre une. Parfois, c’était même des coups de pied dans le ventre. Je me mettais en boule et j’attendais que les coups arrivent. » Il y a bien une fois où le fermier a reçu la visite de l’assistante sociale, mais le jeune avait lui reçu des consignes : « Tu dis que tout se passe bien, sinon tu sais ce qu’il t’attend. »
 

La vérité à 50 ans

Aujourd’hui, Jean-Charles Serdagne a toujours des envies de vengeance. Mais sa femme parvient à le canaliser. Après cette triste expérience fermière de trois années et quelques temps au foyer, il est envoyé dans un garage, également pour travailler. « Mais là, même si lui était gentil, je me suis sauvé, je ne faisais pas vraiment de mécanique. Après plusieurs fugues, la DDASS m’a dit de me débrouiller. » A sa majorité (ndlr : 21 ans à l’époque), le Réunionnais a donc voulu fuir la Creuse et cette ville qu’il déteste aujourd’hui par dessus tout. Mais il n’en était pas quitte des mauvaises surprises. Chaque mois, son salaire de 400 francs était versé sur un compte épargne. « Après 8 ans, comment ça se fait que le compte n’avait que 2600 francs ? En plus de ça, ils m’ont volé mon argent ! » Remonté, Jean-Charles demande aujourd’hui réparation, à hauteur de ce qu’il aurait pu gagner s’il avait bien exercé le métier qu’on avait promis de lui apprendre, soit plus de 750 000 euros. « Mais il ne faut pas rêver, on ne les aura pas. »

Les préjudices moraux sont, quant à eux, inestimables. Ce n'est qu'un peu avant ses 50 ans qu'il a appris la vérité sur ce déplacement volontaire de Réunionnais. « Ce n’est pas en inscrivant nos noms dans l’Histoire de France que ça nous rendra notre dignité, prévient-il. J’en veux à l’Etat français, et même aux personnes qui le gouvernent actuellement, car elles ne font rien non plus. Et j’en veux surtout à la DDASS ».

La Réunion, l’orphelin de Saint-Denis ne l'a revue pour la première fois qu’en 1999. 7 ans plus tard, une cousine l’a contacté après l’avoir aperçu à la télévision. Depuis, Jean-Charles Serdagne tente difficilement de rattraper le temps perdu avec le peu de famille retrouvée. Il y a deux mois, il a passé pour la première fois depuis 47 ans un Noël à La Réunion.

Le reportage audio à écouter ici

Enfants de la Creuse 1/5

 


Les "enfants de la Creuse"
L’affaire des « Enfants de la Creuse » a été révélée aux yeux du grand public au tout début des années 2000, grâce à une retentissante plainte déposée par Jean-Jacques Martial, l’un de ces Réunionnais. Il réclamait 1 milliard de francs de réparations dans un procès contre l’Etat français. Entre 1963 et 1982, 1600 enfants réunionnais, orphelins ou non, ont été arbitrairement déplacés de leur île natale sur une idée de Michel Debré, alors député de La Réunion. Sous la promesse d’une vie meilleure et d’un retour possible ils ont été envoyés dans l’Hexagone. pour repeupler différents départements touchés par l’exode rural. On n’a appris que beaucoup plus tard qu’il s’agissait en fait d’un vaste plan destiné à repeupler certains départements français touchés par l’exode rural.
Mardi 18 février, la députée socialiste de la Réunion, 
Ericka Bareigts, présentera à l’Assemblée Nationale une résolution. Elle vise notamment à reconnaître l’implication de l’Etat français dans cette histoire encore trop méconnue en métropole.