Esclavage : pour Alain Juppé, la "Commission pour la réconciliation" demandée par le CRAN à Bordeaux est loufoque

Bordeaux, deuxième port négrier (Gravure exposée au Musée d'Aquitaine)
Il y a une semaine, le CRAN demandait au maire de Bordeaux de mettre en place une "commission pour la réconciliation" entre des familles bordelaises "bénéficiaires de l’esclavage" et leurs victimes. Alain Juppé a qualifié de "loufoque" cette demande. La1ère décrypte cette polémique. 
Mercredi 25 mars, Louis Georges Tin, le président du CRAN (Conseil représentatif des associations noires) envoie une lettre à Alain Juppé. Il demande au maire de Bordeaux de mettre en place "une commission pour la réconciliation" pour créer le dialogue entre les familles bordelaises dont les ancêtres ont tiré bénéfice de l'esclavage et celles de leurs victimes.
 

Deuxième port négrier

Deuxième port négrier après Nantes, Bordeaux a été le point de départ de 480 expéditions qui déportèrent d'Afrique près de 150.000 hommes, femmes et enfants. La ville s’est enrichie au 18e siècle profitant de l’esclavage et de son commerce avec les îles de la Caraïbes, en particulier Saint-Domingue et dans une moindre mesure la Martinique et la Guadeloupe.
 
Vue et perspective de la place Royale de Bordeaux au 18e siècle (Gravure présentée au Musée d'Aquitaine)

Une commission de réconciliation

Selon le CRAN, ces familles bordelaises "n'en sont pas responsables, mais elles en sont bénéficiaires, et elles devraient participer à l'effort de réparation". Dans ce courrier adressé au maire de Bordeaux, le CRAN ajoute : "dans l'ensemble, malgré certaines velléités, ces familles ont refusé le dialogue. Le Cran songeait donc à les assigner en justice, mais le Cran Aquitaine a proposé une nouvelle formule : la mise en place d’une commission de réconciliation".
 

"Une idée loufoque"

Interrogé lundi dernier au sujet de cette demande, Alain Juppé n’y est pas allé par quatre chemins : "c'est une idée loufoque. On ne va pas se réconcilier avec des gens avec qui nous ne sommes pas fâchés. Je ne veux pas engager la ville dans ce genre de débats". Au lendemain de cette déclaration, l’adjoint à la citoyenneté et l'égalité interrogé par la1ère ajoute : "le maire de Bordeaux ne souhaite pas que la ville participe à ce type de manifestation pour une bonne et simple raison : si responsabilité il y a, c’est une responsabilité collective de la société dans son ensemble et donc s’il y a réparation un jour, elle doit se faire au niveau de l’Etat". Ecoutez la réaction de Marik Fetouh au micro de la1ère :
 


Le Cran parle d'"Humiliation" et de "mépris"

Le président du CRAN Aquitaine, Ousmane Cissé fulmine. "Cette réponse est un petit peu méprisante, je tiens à la dire puisque je suis Bordelais. Dire que c’est loufoque, c’est limite supportable puisque c’est comme si cette histoire n’était qu’un petit chapitre alors qu’il s’agit de crimes contre l’humanité  (…) Ce terme "loufoque à nos yeux, à nos oreilles, claque comme une humiliation, comme un mépris. C’est vraiment très dur à encaisser de la part d’un homme comme Alain Juppé qui comme j'ai pu le constater dans sa pratique quotidienne à Bordeaux, écoute aussi bien le centre que la gauche. Mais cette fois, il a incarné à nos yeux la droite dure et pas très loin de l’extrême droite".  Le président du CRAN Aquitaine interrogé par la 1ère :


"Une polémique inutile"

A Bordeaux, la figure historique de la reconnaissance de l’esclavage est un homme très pressé : Karfa Diallo. Ce natif de Dakar, ancien étudiant de Sciences Po Bordeaux a longtemps milité pour mettre en lumière le passé esclavagiste de la capitale de l’Aquitaine. Aujourd’hui, il milite pour qu’une vingtaine de rues portant des noms de négriers (selon lui) soient accompagnées de panneaux explicatifs. Président de l’Association Mémoires et Partages, Karfa Diallo estime que cette polémique entre le CRAN et la mairie de Bordeaux est  "inutile".
 
Karfa Diallo, président de Mémoires et partages


"Une demande qui n'a pas de sens"

Interrogé par la1ère, Karfa Diallo va même plus loin. "A Bordeaux, nous n’avons pas besoin du CRAN pour faire le travail de mémoire. Cela fait plus d’une dizaine d’années que nous le faisons, le CRAN n’a jamais travaillé sur cette question ici à Bordeaux. Cette demande d’une commission de réconciliation avec les familles de descendants des armateurs négriers est une demande qui n’a pas de sens. Nous n’avons pas à nous réconcilier avec ces familles. Nous ne sommes pas fâchés avec ces familles-là. Nous sommes fâchés avec ce que leurs ancêtres ont commis. Nous sommes fâchés avec les crimes contre l’humanité. Nous avons besoin que ces familles mettent à disposition les archives qu’elles détiennent pour que les historiens puissent travailler".

Portrait de la princesse Rakoczi et de son négrillon (Musée d'Aquitaine)

"On peut en vouloir aux gens du 18e siècle" 

Au musée d’Aquitaine, depuis 2009, quatre salles évoquent le passé esclavagiste de Bordeaux. Comme Karfa Diallo, le directeur du musée ne comprend pas très bien cette demande du CRAN. Pour François Hubert, que la1ère a rencontré, "Il y a quand même 200 négociants qui ont été arrêté à la révolution dont une bonne partie a été guillotinée. (…) Après il y a eu deux guerres mondiales et deux ou trois grandes crises économiques. Aujourd’hui, l’économie bordelaise n’a rien à voir avec l’esclavage. Et puis, ajoute le directeur du musée, c’était un système économique complexe où tout le monde participait, il y avait des milliers de gens. Par conséquent, il n'est pas cohérent d'aller demander des réparations à des gens avec lesquels par ailleurs nous ne sommes pas fâchés. On peut en vouloir aux gens du 18e siècle, mais leurs descendants ne sont pour rien dans le comportement de leurs ancêtres".
 
Esclave installé dans un bateau négrier, gravure du 18e siècle au Musée d'Aquitaine


Le fils d'un négrier qui dénonce l'esclavage

Le directeur du musée d'Aquitaine souligne que le plus grand négrier de Bordeaux Jacques-Alexandre Laffon de Ladebat est aussi le père de l’un des plus farouches opposants à la traite négrière. André-Daniel Laffon de Ladebat dénonçait dès 1778 à l'académie de Bordeaux un "crime public (...) dont l’Europe s’est rendue coupable. Six millions de nègres portent de nos jours les chaînes des nations de l’Europe". Onze ans plus tard, cet homme politique bordelais sera déporté en Guyane avant d’être gracié en 1800.
 
André-Daniel Laffon de Ladebat (1746-1829) (Musée d'aquitaine)

Un 10 mai unitaire ?

A la mairie de Bordeaux, cette polémique autour de la proposition du CRAN ne fait pas les affaires de Marik Fetouh. L’adjoint à la citoyenneté et l'égalité était très fier d’annoncer que pour une fois, toutes les associations de Bordeaux concernées par la question de l'esclavage (CRAN, Mémoires et partages, l'A Cosmopolitaine, ACM, ACT 33) s’étaient regroupées pour célébrer ensemble le 10 mai. Le courrier du CRAN et la réponse d'Alain Juppé remettront-ils en question cette belle unité ?