"On voudrait l’excuse de l’État ainsi qu’un dédommagement pour toutes ces vies brisées", déclare Jean-Charles Serdagne. Envoyé dans la Creuse à l’âge de 13 ans en 1966, il travaillait "sept jours sur sept dans une ferme où on le battait tous les jours". Pour ce Réunionnais qui rêvait de devenir dessinateur industriel quand il a quitté son île "pour une vie meilleure", il est temps que la demande de réparation aboutisse.
Des dizaines de Réunionnais dits de la Creuse sont venus à Paris pour accompagner Karine Lebon qui s’est emparée de leur cause. La députée de La Réunion (Groupe Gauche Démocrate et Républicaine) a déposé ce mercredi une proposition de loi à l’Assemblée nationale qui vise à des réparations financières et mémorielles. "Quand on est réunionnaise, les enfants de la Creuse, ça fait partie de notre histoire, explique-t-elle. J'ai rencontré tellement d'enfants de la Creuse. J'ai été touchée par tous leurs témoignages qui sont tellement forts, authentiques et ne peuvent pas laisser indifférents".
Le ministre des Outre-mer a également brièvement participé à ce rassemblement. Manuel Valls a confirmé publiquement son soutien à cette proposition qu'il accompagnera lors de son parcours législatif. "Le gouvernement soutiendra les initiatives qui sont en train d'être prises avec une très grande détermination", a-t-il affirmé devant des dizaines d’ex-mineurs réunionnais de la Creuse.
Que contient la proposition de loi ?
La proposition de loi émanant de Karine Lebon vise à obtenir des réparations financières pour les ex-mineurs. Aucun montant n’est mentionné dans le texte, précise la députée. "Le principe de la réparation sera acté dans la loi. Mais le montant est d’ordre réglementaire. Il sera fixé par décret". "On sait qu’en France, les montants sont très bas, note la députée. Les harkis ont touché 8800 euros en moyenne", précise-t-elle.
La proposition de loi de Karine Lebon prévoit également la création d’un centre de mémoire et de ressources dédié aux survivants de cette politique de transplantation. Marie-Germaine Périgogne, la porte-parole de la FEDD (Fédération des enfants déracinés des DROM) précise que ce lieu devrait voir le jour en Nouvelle-Aquitaine, très probablement à Guéret. Il est nécessaire, selon la députée de La Réunion de "préserver les témoignages et de sensibiliser le public à cette page méconnue de l’histoire de France".
Si le texte est adopté, une journée nationale de commémoration sera par ailleurs instituée pour rendre hommage aux ex-mineurs réunionnais dits de la Creuse. La date choisie est le 18 février en hommage à la résolution de 2014 votée à l’Assemblée nationale sous l’impulsion de l’ex-députée de La Réunion Ericka Bareigts, aujourd’hui maire de Saint-Denis.
Les réparations, un vieux combat ?
Le premier ex-mineur à avoir réclamé une indemnisation financière se nomme Jean-Jacques Martial. En 2002, ce Réunionnais de la Creuse demandait 1 milliard d’euros de dommages et intérêts à l’Etat français. Son "coup de colère" dans le quotidien "Libération" a permis de faire connaître le scandale. Arraché à son île à l’âge de six ans, abusé par son père adoptif, il a raconté son histoire dans un récit poignant intitulé "Une enfance volée".
Les ex-mineurs réunionnais de la Creuse se sont ensuite rassemblés au sein d’associations. Ils sont parvenus à faire entendre leurs voix. Leur combat aboutit en partie en 2014 avec le vote de la résolution à l’Assemblée nationale. En 2016, sous l’impulsion de la ministre des Outre-mer George Pau-Langevin, le gouvernement met en place une commission de cinq experts chargés de faire la lumière sur l’histoire de ces enfants réunionnais transférés. Le rapport est rendu en 2018 et préconise des mesures concrètes telles que des billets d’avion et des cellules psychologiques.
À partir de 2021, le combat des ex-enfants réunionnais de la Creuse va se poursuivre au niveau européen en rejoignant l’association initiative Justice créée par Guido Fluri. Cet homme d'affaires est à l'origine d'une pétition en 2014 en faveur de l’indemnisation de milliers d’enfants victimes en Suisse de mauvais traitements. Ce texte qui a recueilli 110 000 signatures, a permis l’adoption d’une loi fédérale en 2016 et la création d’un fonds d’indemnisation d’un montant de 300 millions de francs suisse (275 millions d'euros). Plus de 10 000 victimes ont été indemnisées à raison de 25 000 francs suisses (23 000 euros) par dossier. Une expérience unique en Europe.
Fort de cette victoire, Guido Fluri lui-même victime de maltraitances enfant, a rassemblé des ONG de quatorze pays en faveur de la défense des droits des enfants, dont la FEDD (Fédération des enfants déracinés des DROM). Présent à Paris ce mercredi, l’homme d’affaires suisse est venu soutenir le combat des ex-enfants réunionnais de la Creuse.
Le calendrier ?
Devant les ex-mineurs, Karine Lebon s’est engagée à suivre le parcours législatif de sa proposition. "Elle va passer en conférence des présidents le 13 mai", précise-t-elle. "La conférence va décider de l’inscription à l’ordre du jour de l'Assemblée nationale. Si c'est oui, fin mai, elle passera en commission et début juin, en séance", indique la députée. Karine Lebon promet de se montrer vigilante quant au vote au Sénat qui devrait suivre.