A Nantes, le passé négrier n'est plus tabou

L'historien nantais Jean Breteau en pleine visite guidée avec une classe de CM1.
Alors que le Mémorial ACTe sera inauguré en Guadeloupe le 10 mai prochain, direction Nantes, premier port négrier français entre le 17e et le 19e siècle. Avec son musée d'Histoire et son Mémorial de l'abolition de l'esclavage en plein centre ville, Nantes assume désormais son passé.
"Monsieur, Monsieur, qu'est-ce qu'ils ont fait les Noirs pour mériter ça ?", demande une gamine de 9 ans à l'historien Jean Breteau. La scène se déroule début avril, dans les rues de Nantes, en pleine visite scolaire sur les "traces du passé négrier de la ville". "Rien, lui répond le guide, au look de capitaine Haddock. Mais ce qui motivait les armateurs qui pratiquaient la traite (le "troc" des esclaves noirs contre des marchandises, ndlr), c'était surtout l'appétit de l'argent. C'est pour ça que Mercure, le dieu du commerce, est représenté sur beaucoup de façades."

A Nantes, premier port négrier français entre le 17e et le 19e siècle, impossible d'occulter le passé : la pierre en atteste à tous les coins de rue (voir notre article Sur les traces du passé négrier nantais). Ici un luxueux immeuble d'armateur, là une tête d'esclave sculptée sur un fronton. Les historiens estiment qu'environ 500.000 captifs africains ont été transportés à bord de navires nantais, des côtes africaines aux colonies caribéennes. (Auxquels il faut ajouter 100.000 déportés entre 1815 et 1831, période de traite illégale, pratiquée en contravention avec la loi, ndlr).

Encore du chemin à faire

Longtemps, cette histoire est restée enfouie, honteuse. Depuis une trentaine d'années, elle refait surface. La traite occupe un bon tiers des salles du musée d'Histoire de la ville, inauguré en 2007. Aussi, un Mémorial de l'abolition de l'esclavage a vu le jour en 2012, soit 20 ans après l'exposition pionnière des Anneaux de la mémoire ("celle qui a remis les choses à plat", résume Séverine Billon, responsable de la médiation au Château des ducs de Bretagne). Et qu'ils soient au primaire, au collège ou au lycée, nombreux sont les jeunes Nantais qui étudient l'histoire de leur ville.

Si le passé négrier de Nantes n'est plus un tabou, c'est grâce à la mobilisation d'une multitude d'acteurs. Mais tous l'affirment : il y a encore du chemin à faire. Glissez votre souris sur les portraits ci-dessous pour entendre le point de vue des différents protagonistes que La1ère a rencontrés.


Jean Breteau, historien et membre fondateur des Anneaux de la mémoire

Avec son association des Anneaux de la mémoire, l'historien nantais Jean Breteau milite depuis plus de trente ans pour faire redécouvrir le passé négrier de sa ville. "Ce n'est plus un tabou", affirme-t-il, tout en restant très critique par rapport au Mémorial de l'abolition de l'esclavage. Il dénonce par exemple l'absence de référence à la traite transsaharienne. "Ce Mémorial, c'est l'histoire de l'homme blanc s'admirant comme abolitionniste. Reconnaissant le passé, certes, mais minorant les combats noirs."


Bertrand Guillet, directeur du Château des ducs de Bretagne (musée d'Histoire de Nantes)

"La traite ? Non, on ne peut plus dire que c'est tabou", martèle le conservateur Bertrand Guillet, directeur du Château des ducs de Bretagne. "C'est le fruit d'un long processus qui commence avec ce travail d'acceptation de l'histoire et de la mémoire de la traite, qui s'est initié à Nantes dans les années 1980. Un premier colloque a eu lieu en 1985 à l'occasion des 200 ans du "Code noir". Une exposition sur la traite et l'esclavage aurait dû se tenir, mais la mairie a refusé. Quand Jean-Marc Ayrault est devenu maire en 1989, il a décidé que ça se ferait. L'exposition a finalement eu lieu en 1992 au sein du Château des ducs de Bretagne : elle a attiré près de 400.000 visiteurs en un an et demi. Nous avons fermé le musée en 1994. Puis nous avons décidé de construire ce nouvel établissement qui a ouvert en 2007. C'est le double héritage des Anneaux de la mémoire et de l'ancien musée de Nantes."

POUR ALLER PLUS LOIN : "Entre refoulement et reconnaissance, occultation et exposition, comment s’est constituée, durant le XXe siècle, la collection sur la traite des Noirs au musée de Nantes", un article de Bertrand Guillet


Tyffany Pons, enseignante dans une classe de CM1 à Nantes

C'est grâce à des enseignant(e)s comme elle que les élèves nantais sont sensibilisés aux questions de la traite et de l'esclavage. Cette Bordelaise (nouvelle Nantaise) tient tout particulièrement à évoquer ces sujets en classe. "Nous avons d'abord étudié les origines de l'esclavage, détaille-t-elle, pour bien comprendre que ce n'est pas uniquement lié à la traite négrière. Puis nous avons travaillé sur le système des plantations dans les colonies. Et si j'emmène mes élèves en visite dans la ville, c'est pour leur montrer qu'on peut découvrir des traces de ce passé en levant les yeux. Même si c'est un aspect négatif de l'histoire nantaise, ça reste de l'histoire !"


Octave Cestor, père du Mémorial de l'abolition de l'esclavage

Ancien conseiller municipal de Nantes et co-fondateur de l'association des Anneaux de la mémoire (à laquelle il n'appartient plus), le Martiniquais Octave Cestor a milité pendant 14 ans pour la construction du Mémorial de l'abolition de l'esclavage. "J'ai toujours été obligé de me battre, affirme-t-il. On a bien avancé sur le travail d'histoire et de mémoire, mais je ne pensais pas que ce serait aussi dur. Aujourd'hui, il reste encore beaucoup de travail à faire. J'ai l'impression que la ville de Nantes n'est pas fière de ce Mémorial, comme si elle avait encore du mal avec son passé." 


Elise Dan Ndobo, vice-présidente des Anneaux de la mémoire

La Guadeloupéenne Elise Dan Ndobo, professeure d'anglais, est vice-présidente des Anneaux de la mémoire. "L'histoire de la traite et de l'esclavage fait partie de MON histoire, explique-t-elle. Mon adhésion à l'association m'a permis de mieux la connaître et m'a donné envie de la transmettre aux autres. C'est ce que je fais dans le cadre de mon métier, avec mes élèves. Nantes - plus que Bordeaux d'ailleurs ! - a beaucoup fait sur ces questions, mais les choses ne doivent pas s'arrêter là. Il y a le Mémorial, certes, mais c'est dommage que nous n'ayons pas un espace de rencontres et de création, à l'image du Mémorial ACTE (qui sera inauguré le 10 mai prochain en Guadeloupe, ndlr)."


Bonus : écoutez notre reportage radio