La traite négrière à La Rochelle : un passé encore lourd à porter

Cette vue du port de La Rochelle et de l'arrivée de bateaux de marchandises date de 1762.
Alors que François Hollande doit inaugurer le Mémorial ACTe, le 10 mai, en Guadeloupe, que reste-t-il du passé négrier dans l'Hexagone ? Direction La Rochelle, port majeur du commerce triangulaire au 18e siècle. Entre avancées et discordes, la ville tente de regarder son passé en face.
Des cordages qui claquent contre les mâts, des embruns qui fouettent le visage. Sur le port de La Rochelle, la mer et le vent rappellent la proximité du large. Tournée vers l’océan, cette ville de la côte Atlantique a autrefois vécu du commerce maritime. Les navires entraient et sortaient du port, leurs cales remplies de marchandises. Mais en prenant part au commerce triangulaire, La Rochelle a aussi participé à la traite négrière.

Au XVIIIe siècle, près de 427 navires négriers auraient quitté le port de La Rochelle.

Second port négrier de France au 18e siècle


Au 18e siècle, La Rochelle est le second port négrier de France (si l'on regarde l'ensemble de la période 17e-19e siècle, c'est Bordeaux qui se classe deuxième, ndlr). "Près de 427 navires négriers rochelais auraient pris le large, chargés d’environ 130 000 esclaves à destination des colonies de l’Amérique et principalement de Saint-Domingue, en raison de la qualité du sucre qui résistait mieux au transport maritime", raconte l’historien Jean-Michel Deveau, auteur de "La Traite Rochelaise". Pour en savoir plus, regardez ici l'exposition virtuelle sur la traite à La Rochelle. 

1982 : un musée entame le long travail de mémoire


Si les vestiges du passé négrier rochelais sont nombreux dans la ville, ils restent difficiles à repérer. Seul le Musée du Nouveau Monde, abrité par l’hôtel Fleuriau, ancienne résidence d’armateurs rochelais, rappelle cet obscur passé.

Le Musée du Nouveau monde est installé dans l'Hôtel Fleuriau, du nom d'un ancien armateur rochelais qui s'est enrichi sur l'exploitation de plantation sucrière à Saint-Domingue.

Un paradoxe quand on sait que La Rochelle s’est penchée très tôt sur son histoire négrière. "La ville a même été pionnière. Dès 1976, le maire Michel Crépeau a acheté l’hôtel Fleuriau pour y faire ce musée sur les relations entre La Rochelle et les Amériques, raconte Annick Notter, conservatrice du Musée du Nouveau Monde. En 1982, il était ouvert au public."


Jusqu’en 1986, Michel Crépeau veut donner une "dimension antillaise" au musée qui, à cette période, acquiert les deux tiers des collections actuelles. Mais en 2008, la salle consacrée aux Antilles est devenue petite et poussiéreuse.
"En 2009, tout a été réaménagé, raconte Annick Notter, conservatrice actuelle. Il est symboliquement fort de parler de l’esclavage dans les dorures de Fleuriau. Le contraste - entre la richesse de cette famille et les 300 esclaves qui lui ont permis de s’acheter cette maison - est saisissant."

Hôtels particuliers, raffineries, chantiers navals, mais pas d'indication


Hormis le musée du Nouveau monde, si vous vous baladez dans les rues de la ville, vous passerez sans le savoir devant des hôtels particuliers et longerez même d’anciennes raffineries de sucre. Avec l’œil aiguisé, vous arriverez peut-être à repérer les ex-voto dans les églises et distinguer d’anciens chantiers navals sur le port. Mais ne cherchez pas de panneaux explicatifs.

Les vestiges de la traite négrière à La Rochelle sont nombreux mais non indiqués dans la ville.

Une situation que déplore Josy Roten, la présidente de l’association Mémoria. Cette professeur d’anglais, d’origine guadeloupéenne, milite pour que la mémoire de l'esclavage soit plus présente dans la ville. "Il s’agit de faire apparaître les traces vivantes du passé et de revenir sur cette période de manière scientifique, explique Josy Roten. Il est prestigieux pour La Rochelle de travailler sur ce passé sans se voiler la face. Refouler l’histoire amène toujours névrose et mal être."


Le 10 mai pour "exorciser deux siècles de silence coupable"


Depuis 2007, la journée du 10 mai commémore dans l'Hexagone l'abolition de l'esclavage. A La Rochelle, elle prend chaque année plus d'ampleur "comme pour exorciser deux siècles de silence coupable", écrit le journal local Sud-Ouest. "La première fois que nous avons célébré ce 10 mai à La Rochelle, nous étions quelques-uns sur le port avec des pancartes. Un monsieur nous a demandé pourquoi on parlait des retraites... Non Monsieur, de la traite !", se souvient Josy Roten.

En 2009, la ville a inauguré l’allée Aimé Césaire, du nom du poète et homme politique martiniquais, anticolonialiste. En 2012, ce fut la promenade Toussaint Louverture, une figure historique pour le mouvement d'émancipation des Noirs dans le monde et un signe fort envoyé à la communauté haïtienne. "Dommage tout de même que ces lieux soient éloignés du centre", regrette Josy Roten.

Une allée Aimé Césaire et une promenade Toussaint Louverture ont été inaugurées à La Rochelle.

Toussaint Louverture : la statue de la discorde


Le 20 mai prochain, une statue Toussaint Louverture devrait également être inaugurée à La Rochelle, mais depuis plusieurs semaines, une polémique agite la ville. Faut-il installer cette oeuvre sur le port ou dans la cour du Musée du Nouveau Monde ? Pour l’association Mémoria, à l’origine du projet, il est "aberrant de l’enfermer dans la cour du musée". "Encore une fois, La Rochelle n’assume pas l’histoire de la traite", remarque la présidente Josy Roten qui a lancé une pétition sur internet, pour que la statue soit installée dans un lieu accessible.

Pour Annick Notter, conservatrice du musée, "il est symboliquement fort de l'implanter dans la cour de l'hôtel Fleuriau et plus facile d’y faire le travail d’information dans ce lieu déjà chargé d'histoire." Même discours du côté de la mairie qui estime que "les sculptures mémorielles faisant souvent l'objet de vandalisme, il est préférable qu'elle soit protégée dans l'hôtel Fleuriau." Depuis la réalisation de notre reportage, la statue a été installée dans la cour du musée. (Cliquez ici pour voir la vidéo de l'installation).

La statue de Toussaint Louverture, réalisée par l'artiste sénégalais Ousmane Sow, sera inauguré le 20 mai à La Rochelle.

Des conceptions différentes du travail de mémoire


En 2012, la mairie avait conçu un parcours sillonnant les vestiges de la traite dans la ville. Il est encore organisé de manière ponctuelle par l’office de tourisme. La plaquette qui servait de guide aux visiteurs n’est, elle, plus disponible et doit être à nouveau imprimée et actualisée.

"La Rochelle a un passé très riche, le problème est de valoriser toutes les histoires de la ville, se défend la mairie. Impossible de mettre des plaques explicatives sur chaque bâtiment, pourtant chacun voudrait son parcours sur l’histoire du protestantisme, de la traite, du Moyen-Âge"… "Nous ne sommes pas Nantes et Bordeaux, les moyens ne sont pas les mêmes", fait remarquer Géraldine Gillardeau chargée du patrimoine au service des affaires culturelles de la mairie de La Rochelle.

A La Rochelle, le devoir de mémoire passe essentiellement par la création d'une relation privilégiée avec Haïti (ex Saint-Domingue).

La ville a également mené un travail de mémoire très différent ces dernières années, par le biais de Daniel Groscolas. Cet ancien délégué aux relations internationales au sein de la Communauté d’Agglomération de La Rochelle, défend une conception du devoir de mémoire axé davantage sur l’avenir et la relation avec Haïti. Ancien diplomate chargé de la réconciliation franco-allemande, il a œuvré pour obtenir cette poignée de main historique en 1984 entre le président de la République, François Mitterrand, et le chancelier allemand, Helmut Kohl.

Ce n’est pas en construisant des mémoriaux hors de prix que le travail de mémoire avance








"Ce n’est pas en construisant des mémoriaux hors de prix que le travail de mémoire avance, estime Daniel Groscolas, à quelques jours de l’inauguration du Mémorial ACTe en Guadeloupe. La Rochelle a un passé commun avec Haïti, via l’esclavage. Ne le gommons pas, mais misons sur l’avenir, en aidant Haïti à se développer. Le travail de mémoire est dans le vivre-ensemble et la réconciliation."

Formations d’élus haïtiens, aide après le dramatique tremblement de terre de 2010, construction d’écoles et envoi de matériel scolaire, ce diplomate à la retraite continue à multiplier les initiatives. "Les enfants de La Rochelle et d’Haïti ont aussi des projets communs, ils sont l’avenir et doivent s’approprier ces questions," encourage Daniel Groscolas.

Cette plaque a été inaugurée à La Rochelle, en 2008, sur l'actuelle allée Aimé Césaire, à l'endroit même où se tiennent chaque année les commémorations du 10 mai.

Quel avenir pour la mémoire rochelaise ? 


A La Rochelle, les démarches favorisant le travail de mémoire sont multiples et croisées. Si les générations futures semblent une cible prioritaire pour tous, les manières de la sensibiliser divergent. Faut-il s’en tenir aux livres d’histoire et au musée, ou faut-il voir plus loin ? S’impliquer davantage en Haïti ou installer sur le port la statue d’une figure historique du mouvement d'émancipation des Noirs en hommage à la communauté haïtienne ? Autant d’initiatives complémentaires plus que concurrentielles. Pourtant, certaines froissent encore. A La Rochelle, le lourd passé négrier est encore difficile à assumer.

Les archives départementales regorgent de documents sur la traite négrière à La Rochelle.