Alors que François Hollande doit inaugurer le Mémorial ACTe, le 10 mai, en Guadeloupe, que reste-t-il du passé négrier dans l'Hexagone ? Direction La Rochelle, port majeur du commerce triangulaire au 18e siècle. Entre avancées et discordes, la ville tente de regarder son passé en face.
Laura Philippon (envoyée spéciale à La Rochelle) •
Des cordages qui claquent contre les mâts, des embruns qui fouettent le visage. Sur le port de La Rochelle, la mer et le vent rappellent la proximité du large. Tournée vers l’océan, cette ville de la côte Atlantique a autrefois vécu du commerce maritime. Les navires entraient et sortaient du port, leurs cales remplies de marchandises. Mais en prenant part au commerce triangulaire, La Rochelle a aussi participé à la traite négrière.
Au 18e siècle, La Rochelle est le second port négrier de France (si l'on regarde l'ensemble de la période 17e-19e siècle, c'est Bordeaux qui se classe deuxième, ndlr). "Près de 427 navires négriers rochelais auraient pris le large, chargés d’environ 130 000 esclaves à destination des colonies de l’Amérique et principalement de Saint-Domingue, en raison de la qualité du sucre qui résistait mieux au transport maritime", raconte l’historien Jean-Michel Deveau, auteur de "La Traite Rochelaise". Pour en savoir plus, regardez ici l'exposition virtuelle sur la traite à La Rochelle.
Jusqu’en 1986, Michel Crépeau veut donner une "dimension antillaise" au musée qui, à cette période, acquiert les deux tiers des collections actuelles. Mais en 2008, la salle consacrée aux Antilles est devenue petite et poussiéreuse. "En 2009, tout a été réaménagé, raconte Annick Notter, conservatrice actuelle. Il est symboliquement fort de parler de l’esclavage dans les dorures de Fleuriau. Le contraste - entre la richesse de cette famille et les 300 esclaves qui lui ont permis de s’acheter cette maison - est saisissant."
Hôtels particuliers, raffineries, chantiers navals, mais pas d'indication
Hormis le musée du Nouveau monde, si vous vous baladez dans les rues de la ville, vous passerez sans le savoir devant des hôtels particuliers et longerez même d’anciennes raffineries de sucre. Avec l’œil aiguisé, vous arriverez peut-être à repérer les ex-voto dans les églises et distinguer d’anciens chantiers navals sur le port. Mais ne cherchez pas de panneaux explicatifs.
Le 10 mai pour "exorciser deux siècles de silence coupable"
Depuis 2007, la journée du 10 mai commémore dans l'Hexagone l'abolition de l'esclavage. A La Rochelle, elle prend chaque année plus d'ampleur "comme pour exorciser deux siècles de silence coupable", écrit le journal local Sud-Ouest."La première fois que nous avons célébré ce 10 mai à La Rochelle, nous étions quelques-uns sur le port avec des pancartes. Un monsieur nous a demandé pourquoi on parlait des retraites... Non Monsieur, de la traite !", se souvient Josy Roten.
En 2009, la ville a inauguré l’allée Aimé Césaire, du nom du poète et homme politique martiniquais, anticolonialiste. En 2012, ce fut la promenade Toussaint Louverture, une figure historique pour le mouvement d'émancipation des Noirs dans le monde et un signe fort envoyé à la communauté haïtienne. "Dommage tout de même que ces lieux soient éloignés du centre", regrette Josy Roten.
Le 20 mai prochain, une statue Toussaint Louverture devrait également être inaugurée à La Rochelle, mais depuis plusieurs semaines, une polémique agite la ville. Faut-il installer cette oeuvre sur le port ou dans la cour du Musée du Nouveau Monde ? Pour l’association Mémoria, à l’origine du projet, il est "aberrant de l’enfermer dans la cour du musée"."Encore une fois, La Rochelle n’assume pas l’histoire de la traite", remarque la présidente Josy Roten qui a lancé une pétition sur internet, pour que la statue soit installée dans un lieu accessible.
Pour Annick Notter, conservatrice du musée, "il est symboliquement fort de l'implanter dans la cour de l'hôtel Fleuriau et plus facile d’y faire le travail d’information dans ce lieu déjà chargé d'histoire." Même discours du côté de la mairie qui estime que "les sculptures mémorielles faisant souvent l'objet de vandalisme, il est préférable qu'elle soit protégée dans l'hôtel Fleuriau." Depuis la réalisation de notre reportage, la statue a été installée dans la cour du musée. (Cliquez ici pour voir la vidéo de l'installation).
En 2012, la mairie avait conçu un parcours sillonnant les vestiges de la traite dans la ville. Il est encore organisé de manière ponctuelle par l’office de tourisme. La plaquette qui servait de guide aux visiteurs n’est, elle, plus disponible et doit être à nouveau imprimée et actualisée.
"La Rochelle a un passé très riche, le problème est de valoriser toutes les histoires de la ville, se défend la mairie. Impossible de mettre des plaques explicatives sur chaque bâtiment, pourtant chacun voudrait son parcours sur l’histoire du protestantisme, de la traite, du Moyen-Âge"… "Nous ne sommes pas Nantes et Bordeaux, les moyens ne sont pas les mêmes", fait remarquer Géraldine Gillardeau chargée du patrimoine au service des affaires culturelles de la mairie de La Rochelle.
Ce n’est pas en construisant des mémoriaux hors de prix que le travail de mémoire avance
"Ce n’est pas en construisant des mémoriaux hors de prix que le travail de mémoire avance, estime Daniel Groscolas, à quelques jours de l’inauguration du Mémorial ACTe en Guadeloupe. La Rochelle a un passé commun avec Haïti, via l’esclavage. Ne le gommons pas, mais misons sur l’avenir, en aidant Haïti à se développer. Le travail de mémoire est dans le vivre-ensemble et la réconciliation."
Formations d’élus haïtiens, aide après le dramatique tremblement de terre de 2010, construction d’écoles et envoi de matériel scolaire, ce diplomate à la retraite continue à multiplier les initiatives. "Les enfants de La Rochelle et d’Haïti ont aussi des projets communs, ils sont l’avenir et doivent s’approprier ces questions," encourage Daniel Groscolas.
A La Rochelle, les démarches favorisant le travail de mémoire sont multiples et croisées. Si les générations futures semblent une cible prioritaire pour tous, les manières de la sensibiliser divergent. Faut-il s’en tenir aux livres d’histoire et au musée, ou faut-il voir plus loin ? S’impliquer davantage en Haïti ou installer sur le port la statue d’une figure historique du mouvement d'émancipation des Noirs en hommage à la communauté haïtienne ? Autant d’initiatives complémentaires plus que concurrentielles. Pourtant, certaines froissent encore. A La Rochelle, le lourd passé négrier est encore difficile à assumer.