[8 MARS] Femmes d'Outre-mer. Le traumatisme du mythe de la vahiné en Polynésie

Marlon Brando dans "Les révoltés du Bounty"
Avec l'arrivée des explorateurs européens dans le Pacifique, les femmes tahitiennes (et en particulier les jeunes filles) ont été essentialisées. Dans l'imaginaire masculin et occidental, la vahiné ("femme" en tahitien) était une belle créature dont le rôle principal était d'assouvir les besoins des hommes. Loin de la réalité des Polynésiennes, qui gardent un traumatisme du passage des Européens à Tahiti.

Avril 1768. La Boudeuse, un navire de guerre français aux trois mâts, entre dans la baie de Matavai, au nord de l'île de Tahiti. À son bord, Louis-Antoine de Bougainville, un explorateur français en quête d'aventures et de découvertes scientifiques. Dans ses récits de ce long voyage, commencé en décembre 1766, et compilés dans Voyage autour du monde (1771), Bougainville raconte le premier contact avec la population indigène. Il écrit qu'une jeune fille monta à bord du navire et "laissa tomber négligemment un pagne qui la couvrait, et parut aux yeux de tous telle que Vénus se fit voir au berger phrygien". C'est alors que naît le mythe de la vahiné qui veut que la femme polynésienne soit belle, disponible, facile, prête à satisfaire les désirs des hommes. Dans l'imaginaire européen, Tahiti devient la "Nouvelle-Cythère", raconte Bougainville, une île aux plaisirs (dans la mythologie grecque, Cythère est l'île d'Aphrodite, déesse de l'Amour).

Sauf que les récits de Bougainville – et des autres explorateurs passés après lui – déforment complètement la réalité de ce qu'il a vécu en arrivant en Polynésie. "Ce qu'il s'est passé au moment du contact, ce n'est pas du tout qu'une pulpeuse créature s'est livrée à ce qu'on appellerait aujourd'hui un striptease", explique Véronique Dorbe-Larcade, historienne à l'université de Polynésie française. "Les récits immédiats qu'on conserve de ce moment racontent qu'il y a eu une très jeune fille – et pas du tout une femme pulpeuse – qui avait des réticences à se déshabiller et qui a été un petit peu dénudée par son entourage."

Hospitalité sexuelle

Dans cet épisode fondateur du mythe de la vahiné, les Européens ont voulu voir une offrande sexuelle. En réalité, les Polynésiens étaient effrayés. Car, un peu moins d'un an avant la rencontre avec Bougainville et son équipage, c'est un autre Européen, Samuel Wallis, qui est arrivé à Tahiti. Entouré de pirogues et de Tahitiens qui étaient en supériorité numérique, le Britannique a paniqué et a tiré au canon sur les îliens. Pour ne pas que ce drame ne se reproduise, les hommes décident donc d'offrir leurs jeunes filles aux nouveaux venus.

En mettant en avant des jeunes femmes qui sont visiblement désarmées, d'autant plus qu'elles sont déshabillées, et face à des hommes qui sont en disette affective, c'était une façon de désamorcer une potentielle agressivité.

Véronique Dorbe-Larcade, historienne

Serge Tcherkézoff, chercheur et membre fondateur du Centre de recherche et de documentation sur l'Océanie sur les peuples du Pacifique, a, lui aussi, étudié ce mythe de la vahiné. Il s'est posé la question : comment expliquer l'attitude des hommes polynésiens, qui ont délibérément poussé de jeunes Tahitiennes dans les bras des explorateurs ? Dans son étude La Polynésie des vahinés et la nature des femmes : une utopie occidentale masculine (2005), l'historien et anthropologue avance la théorie d'une admiration quasi divine de la part des Tahitiens : "Les Polynésiens virent dans les Européens des envoyés du monde divin : non des dieux, mais des envoyés de ces dieux, porteurs des mêmes pouvoirs sacrés (...). Ils tentèrent d’en capter l’essence en leur présentant des jeunes filles afin que celles-ci tombent enceintes. Pourquoi celles-ci devaient-elles être très jeunes ? Suivant une théorie locale de la conception, seule la fille (d’une famille de haut rang) qui n’avait pas encore enfanté avait toutes les chances de capter les pouvoirs divins et de mettre au monde un 'enfant sacré'."

Quand les Polynésiens caressaient la possibilité d'obtenir un enfant divin et voulaient éviter une effusion de sang avec les Européens, les explorateurs français et britanniques, eux, voyaient dans l'offrande de jeunes filles "une hospitalité sexuelle dans une société de l’amour libre".

Romancé puis fantasmé à une époque où les mœurs se libèrent en Europe (c'est le siècle des Lumières), le mythe de la vahiné rentre dans l'imaginaire occidental, emprisonnant les Tahitiens – mais surtout les Tahitiennes – dans cette représentation faussée. Loin de la réalité, cette perception coloniale et sexiste est devenue un traumatisme.

La représentation culturelle de la vahiné

Au fil des décennies, nombre d'hommes occidentaux ont reproduit cette image de la vahiné facile et désirable. Parmi eux, le célèbre peintre français Paul Gauguin, qui s'installa à Tahiti et aux Marquises à partir de 1891 (et ce, jusqu'à sa mort en 1903). Applaudi en son temps, mais de plus en plus questionné aujourd'hui, le post-impressionniste s'adonne à représenter la vie et la culture polynésiennes. Et ses femmes aussi. Ou plutôt ses jeunes filles.

À Tahiti, il fait la rencontre de Téha'amana, qui n'a que 13 ans. Lui en a 43. Elle devient son modèle. Il la peint, nue. Et a des relations sexuelles avec elle. Dans son tableau Manao Tupapau (L'esprit des morts veille), qu'il peint en 1892, on la voit, allongée sur le ventre, les fesses à l'air. Près de 140 ans après l'arrivée des premiers explorateurs en Polynésie, "Gauguin reproduit l'idée d'une accessibilité d'une femme tahitienne qui est tout à fait en décalage avec la réalité des choses. La jeune femme qui est peinte, elle n'a pas peur de l'esprit des ancêtres, qui figure en arrière-plan. Elle a peur de Gauguin", décrypte Véronique Dorbe-Larcade.

Manao Tupapau (L'esprit des morts veille), tableau de Paul Gauguin, peint en 1892 et exposé à la galerie d'art Albright-Knox, aux États-Unis.

"Te Arii Vahine" (La femme du roi), 1896, peinture de Paul Gauguin.


Dans un grand nombre de ses tableaux peints en Polynésie, les femmes (et filles) représentées par Paul Gauguin sont généralement complètement nues. L'artiste a ainsi contribué à propager l'image d'île aux plaisirs créée par les explorateurs à la fin du XIXᵉ siècle, faisant au passage l'apologie de la pédophilie.

Dans la littérature aussi, le mythe de la vahiné a contribué à donner une image faussée des femmes polynésiennes. Pierre Loti, écrivain français de la fin du XIXᵉ et début du XXᵉ siècle, décrivait dans Mariage de Loti (1882) sa liaison avec Rarahu, une Tahitienne. "Il raconte une société pervertie, qui offre les jeunes filles aux marins de passage...", s'insurge Titaua Peu, écrivaine tahitienne qui s'adonne à démonter le mythe de la vahiné dans ses romans. L'artiste regrette que les œuvres de Pierre Loti soient toujours étudiées dans les universités. "Il campe l'image d'une petite fille tout à fait raciste. Il la qualifie de bête, comme une bête sauvage, qui a des dents de cannibale. Et qui est facile, qui peut se marier à tout le monde."

La double peine de la vahiné

Difficile de déconstruire ce mythe qui s'est développé pendant des siècles et qui continue de marquer la société polynésienne. La vahiné fantasmée par les Européens n'existe pas, défend Titaua Peu. Dans Mutismes (2021) et Pina (2022), l'écrivaine raconte la réalité des femmes en Polynésie. Là-bas, elles sont battues. Le surpoids touche une grande partie de la population. Les standards de beauté sont inatteignables.

Le mythe de la vahiné nous fait souffrir. À chaque fois, on nous renvoie l'image des femmes très belles des années 1800. C'est la double peine. Parce qu'on ne correspond pas à ce mythe, ni physiquement, ni moralement.

Titaua Peu, écrivaine

La vahiné est pourtant devenue un idéal à atteindre pour certaines Polynésiennes, aveuglées par les représentations masculino-occidentales véhiculées depuis des décennies. "Aujourd'hui, toutes les mamans rêvent que leur fille devienne Miss Tahiti. C'est 'soit belle et tais-toi'", déplore la romancière. Pour déconstruire ce mythe, "c'est à nous de dire nos vérités."

Si les femmes polynésiennes peinent toujours à faire entendre leur voix en politique, elles peuvent se reposer sur un exemple d'insoumission : celui de la reine Pōmare IV, qui a régné sur l'archipel entre 1827 et 1877. La souveraine surnommée la "Victoria du Pacifique" tenta, en vain, d'empêcher l'invasion française au milieu du XIXᵉ siècle, ce qui mena à la guerre franco-tahitienne. Vaincue, elle accepte de gouverner sous protectorat français. Mais contrairement à l'image de la vahiné, Pōmare n'a jamais été représentée comme une femme séductrice et facile. Son portrait le plus connu a été peint par le Français Sébastien Charles Giraud. On y voit la reine se tenir bien droite, l'air grave. C'est elle qui a le contrôle. Elle ne sourit pas.