La scène se déroule loin des décors paradisiaques de La Réunion. Il est environ 9h30, le mercredi 9 novembre 2011, et nous sommes à Saint-Denis, le chef-lieu du département. Un militaire fait sa ronde derrière les bâtiments du RSMA (Régiment du service militaire adapté) quand son regard est attiré par une masse inerte coincée dans une bouche d'évacuation des eaux de pluie, en contrebas du boulevard U2.
Il ne le sait pas encore, mais dans cet entrelacs de béton, sous cette bretelle d'accès à la route du littoral, il vient de découvrir le cadavre d'un autre militaire. Celui-ci n'est pas français, il est anglais. On va très vite l’apprendre : la victime est un ancien commando des Royal Marines, l'élite de la marine britannique.
C'est le point de départ d'une des affaires non-élucidées les plus retentissantes à La Réunion : l'affaire Carl Davies.
La piste d'un accident privilégiée
Quand les policiers du commissariat de Saint-Denis se rendent sur place, ils trouvent un homme grand, brun et costaud gisant sur le ventre. Il lui manque une chaussure - elle sera retrouvée deux mètres plus loin. Ils identifient rapidement l'individu, il a encore ses papiers : Carl Davies, un marin anglais qui travaillait comme consultant en sécurité à bord d'un cargo, l’Atlantic Trader. Ce cargo a fait escale 24 heures à La Réunion et il est reparti sans lui.
Un premier légiste a beau remarquer des blessures suspectes et demander une autopsie en bonne et due forme de l’ancien militaire, c’est la piste de l’accident qui est d'abord retenue. Ne relevant aucune trace de lutte, un deuxième médecin ne va, pour sa part, rien signaler d'anormal. Ni le crâne fracassé du Britannique, ni une plaie profonde au côté gauche. Le parquet décide de classer l'affaire, et conclut à la chute accidentelle d'un homme très alcoolisé.
La pression des autorités britanniques fait basculer l'enquête
Mais quelques jours plus tard, le parquet de Saint-Denis apprend que, lorsque le corps sera rapatrié au Royaume-Uni, les autorités britanniques prévoient de faire une autopsie, une vraie, donc avec prélèvement et analyse des organes. En toute hâte, la France décide de faire pratiquer cet examen approfondi avant le départ de la victime. Histoire de ne pas avoir l'air de bâcler l'affaire.
Et là , surprise, huit jours après la découverte du corps du militaire, on constate que la blessure à la tête n'a rien à voir avec une chute. Elle est d'ailleurs la cause du décès : un coup violent sur le sommet du crâne. Une trace de blessure par arme blanche est également relevée au niveau du ventre. On apprend que la mort a dû survenir entre minuit et 8h du matin, dans la nuit du 7 au 8 novembre. En revanche, aucune trace d'ADN n'est retrouvée.
L'affaire prend une tournure internationale
En Angleterre, les proches de Carl Davies – son père Andrew, sa mère Maria, et sa petite sœur Kerrie – sont effondrés. Et ulcérés. Par médias interposés, ils accusent la France d'avoir étouffé l'affaire pour ne pas nuire au tourisme à La Réunion. Ils créent une page Facebook "Justice for Carl Davies" pour crier leur colère.
Les autorités françaises mettent les bouchées doubles. Fait rare, le juge d'instruction co-saisit et la police et la gendarmerie pour mener l'enquête. Il décide d'une deuxième autopsie au sein du prestigieux institut médico-légal de Paris. Le corps est envoyé dans l’Hexagone. Et parallèlement, une grande battue est organisée aux alentours de la bouche d'évacuation où a été retrouvée la dépouille du commando marine. Malgré les indices prélevés et une centaine de personnes interrogées, l'enquête s'enlise.
Déroulé de la soirée de la victime
À La Réunion, l’enquête se poursuit. Les enquêteurs français et anglais vont s'employer à reconstituer les dernières heures de Carl Davies. Le 7 novembre 2011, le cargo Atlantic Trader fait donc escale à La Réunion, il est amarré au port de la Pointe-des-Galets. Dans la journée, Carl appelle ses parents pour leur dire combien l'île est belle et comme il est heureux de son nouveau poste.
Avec deux de ses collègues agents de sécurité sur le porte-conteneurs, il décide d'aller passer la soirée à Saint-Denis. La ville est à une quarantaine de kilomètres, les trois comparses prennent un taxi. Selon plusieurs témoins, les trois Britanniques vont écluser les bars du quartier de "Carré Cathédrale". Ils ne se font pas discrets, ils parlent fort et draguent les serveuses.
En fin de soirée, les deux collègues de Carl Davies décident d'aller au casino de Saint-Denis sur le Barachois un lieu emblématique du front de mer. Mais Carl est en short, il ne peut pas entrer. Et il leur laisse entendre qu'il voudrait "voir des filles". Sur les images de vidéosurveillance, on perd sa trace à 00h04. Quand ses acolytes l'appellent à minuit quinze, son portable a basculé sur répondeur.
S'est-il rendu vers la gare routière où des femmes se prostituent ? Toutes celles qui ont été interrogées diront qu’elles ne savent rien de ce mystérieux Anglais et que, de toute façon, elles étaient en repos.
Deux semaines après sa mort, des journalistes du Journal de l’île ont voulu retracer son parcours. Carl Davies aurait-il tenté d'aller au Loft ? La discothèque était pourtant fermée ce soir-là . Ce qui est sûr, c'est qu'il n'est pas mort à l'endroit où on l'a découvert. En effet, le "blue star", cette substance utilisée par la police scientifique, n'a révélé que très peu de traces de sang autour de son cadavre.
Les mystères sont nombreux. Et ils vont le rester. Car l'enquête n'a jamais permis de déterminer où il a été tué, ni pour quel mobile, ni comment son corps a été déplacé…
En Angleterre, ses parents dévastés décident d'écrire à François Fillon, alors Premier ministre, et de lancer un appel à témoins. Cette vidéo est tournée dans leur salon, à Hollingbourne, dans le Kent. Seule Maria, la maman, prend la parole, très émue.
La piste d'un gang
Vers la fin de l’année 2012, après des changements à la tête de la Police judiciaire à La Réunion, le vice-procureur de la République affirme dans les médias qu'ils tiendraient enfin une "piste sérieuse". Cette piste, c'est celle du gang du BLR : le quartier du Bas de la Rivière, non loin de là où on a trouvé le corps de Carl Davies.
Pendant plus d'un an, entre 2011 et 2012, plus d'une dizaine de jeunes gens s'en sont pris à des quidams dans le centre-ville de Saint-Denis, notamment autour de la discothèque du Loft. Pendant plus d'un an, ces voyous ont tabassé de nombreuses victimes pour les intimider, les dépouiller.
Plusieurs vagues d'arrestations vont avoir lieu, menées par une soixantaine de gendarmes et de policiers. Pour les avocats des jeunes arrêtés, les enquêteurs ratissent large dans l'espoir d'avancer sur les deux affaires en parallèle : les rackets à répétition autour du Loft et le meurtre de Carl Davies.
Pendant leurs écoutes, les forces de l'ordre ont relevé des allusions à un mystérieux "Anglais". Ils en déduisent que certains des jeunes du BLR ne sont pas étrangers à la mort de Carl Davies. A partir de bribes d'indices, le scénario semble se dessiner : le marin pourrait s'être rendu non loin de la discothèque du Loft. Là , il aurait été pris à partie par un certain Jérôme Sanassy. Carl, rompu aux techniques de combat, aurait mis son adversaire à terre. Un autre membre du BLR, Yassine Ahamada, l'aurait alors violemment attaqué.
Deux mises en examen
Jérôme Sanassy et Yassine Ahamada vont être mis en examen. De même que deux frères, Vincent et Kévin Madouré, même il n'y a pas de preuves formelles que ces deux-là se trouvaient sur les lieux.
L'affaire du gang du Bas de la Rivière va donner lieu à deux procès géants pour ces rackets et ces agressions à répétition dans le centre de Saint-Denis. Et ces procès vont aboutir à des peines de prison ferme pour Jérôme et Yassine.
Mais en juin 2016, coup de tonnerre judiciaire, les deux Réunionnais bénéficient d'un non-lieu dans l'affaire Carl Davies. Ils ne seront donc pas jugés pour le meurtre du marin anglais. Leurs avocates ont réussi à convaincre les magistrats que les preuves étaient trop minces, qu’il n’y avait pas de charges suffisantes pour les renvoyer devant une cour d’assises.
Un seul accusé dans le box : Vincent Madouré
Le seul accusé désormais, c'est Vincent Madouré. À priori, pas le gros dur de la bande. Toutes les personnes entendues diront que ce jeune père de famille ne savait pas se battre.
Au premier procès, en juin 2017, Vincent Madouré reste mutique, sous le regard éploré de la famille britannique qui a fait le déplacement depuis le Royaume-Uni. Même si les éléments matériels restent maigres, les jurés vont le condamner à 15 ans de réclusion criminelle pour "meurtre". Ou plus précisément, pour "meurtre aggravé en bande organisée", alors même qu'il est le seul jugé. C'est dire si l'affaire est bancale. Ça n'en reste pas moins un immense soulagement pour les proches du militaire anglais.
Mais Vincent Madouré va faire appel et sera rejugé en mai 2019. À nouveau, Andy et Maria Davies se rendent à La Réunion. Pendant ce deuxième procès, la présidente va se montrer très critique vis-à -vis des loupés – nombreux – de cette affaire.
Acquittement et une affaire non élucidée
L'issue de ce procès en appel est tout autre. Après une heure de délibéré, l'unique accusé du meurtre de Carl Davies est finalement acquitté. Son avocat, Maître Mardenalom, n'est pas très surpris étant donné que le dossier reposait, selon lui, "sur du sable". Mais pour les parents du militaire anglais, c'est le pire des verdicts.
Octobre 2021. À l'approche des dix ans de la mort de leur fils, la famille a lancé un deuxième appel à témoins, à nouveau assorti d'une récompense de 12 000 euros. Cet appel n'a toujours rien donné…
Retrouvez ici les autres épisodes d'Archipels du crime, consacrés aux grands faits divers qui ont marqué les Outre-mer.
À La Réunion, le mystère du meurtre de Carl Davies, un podcast écrit par Léia Santacroce et raconté par Rébecca Chaillon.
Recherche et écriture : Léia Santacroce
Réalisation, montage et mixage : Karen Beun et Samuel Hirsch
Musique et sound-design : Samuel Hirsch
Production et direction éditoriale : Elisa Mignot
Production déléguée : Marc Sillam
Conseiller éditorial Outre-mer la 1ère : Patrice Elie-dit-Cosaque
Production originale : Initial Studio avec la participation de France Télévisions
Durée 24 min - 2023