Chlordécone : l'Assemblée nationale reconnaît symboliquement la responsabilité de l'État dans l'empoisonnement des Antilles

Elie Califer, député Socialistes et apparentés de Guadeloupe, à l'Assemblée nationale, le 7 novembre 2023.
Malgré les réticences de la majorité présidentielle, les députés ont largement voté en faveur de la proposition de loi défendue par Elie Califer, jeudi 29 février. Le texte, qui devra désormais passer devant le Sénat, reconnaît le rôle de l'État dans les préjudices sanitaires, environnementaux et économiques subis en Guadeloupe et en Martinique, où le pesticide a été autorisé jusqu'en 1993. Mais sa portée reste très limitée.

Il y a un peu plus de cinquante ans, les producteurs de bananes en Guadeloupe et en Martinique avaient enfin trouvé une solution pour éradiquer le charançon, ce petit insecte qui détruisait les récoltes. Un nouveau pesticide, à base de chlordécone, était disponible sur le marché. Sauf que ce produit s'est avéré être un véritable poison pour la santé et l'environnement. Pendant vingt ans, il a contaminé les sols, les eaux, la faune et la flore, ainsi que la population antillaise. 

Lors d'un vote très symbolique, jeudi 29 février, l'Assemblée nationale a reconnu la responsabilité de l'État français dans ce scandale du chlordécone. La proposition de loi du député guadeloupéen Elie Califer, présentée dans le cadre de la niche parlementaire du groupe Socialistes et apparentés (une journée où les groupes d'opposition ou minoritaires à l'Assemblée fixent l'ordre du jour et présentent leurs propres textes), a été largement plébiscitée par les parlementaires (100 voix pour, 1 contre, 80 abstentions).

Un "scandale sanitaire à grande échelle"

"L'État doit reconnaître qu'il s'est trompé", a déclamé M. Califer lors de son allocution à la tribune de l'Assemblée, alors que la "toxicité [du chlordécone] était connue depuis les années 1970". Or, de 1972 à 1993, la France a autorisé la commercialisation et l'utilisation du chlordécone dans les champs de bananes antillaises, tandis qu'aux États-Unis, la molécule avait été interdite dès les années 1970 à cause des graves risques sanitaires qu'elle faisait courir à ceux qui la manipulaient.

Les autorités françaises ont pourtant mis plusieurs années avant de reconnaître la dangerosité du produit et de l'interdire. Pire : alors que le chlordécone a été banni dans l'ensemble du pays en 1990, des dérogations ont permis son utilisation en Guadeloupe et en Martinique jusqu'en 1993. Un véritable "scandale sanitaire à grande échelle", selon le rapporteur de la loi. Aujourd'hui, "on le retrouve encore dans le sang de 90 % des populations antillaises", a rappelé Elie Califer.

Depuis, de nombreuses études scientifiques ont permis d'en savoir un peu plus sur les conséquences sanitaires et environnementales de ce pesticide, qui pollue toujours les sols et les eaux des deux départements d'Outre-mer. Le chlordécone est notamment pointé du doigt pour expliquer la prévalence des cancers de la prostate aux Antilles, une des plus élevées au monde, et présente des gros risques pour le développement des fœtus et des nouveaux-né.

L'État n'est pas le seul responsable, défend la majorité

Si personne ne remet en cause la responsabilité des pouvoirs publics dans le scandale du chlordécone, les députés se sont néanmoins longuement divisés sur la portée de la proposition de loi socialiste. Les groupes de la majorité, par la voix des députées Charlotte Parmentier-Lecocq (Renaissance) et Maud Petit (MoDem), ont tenté de reformuler le texte, pour que soit reconnue la "part de responsabilité" de l'État, et non sa responsabilité unique. "Ceux qui ont fabriqué, ceux qui ont autorisé, et ceux qui ont utilisé sont conjointement responsables", a défendu Mme Petit, en référence aux lobbys, aux entreprises et au fabricant qui ont, eux aussi, fermé les yeux sur la dangerosité du chlordécone.

"Nous n'avons jamais dit que la responsabilité de l'État était exclusive", leur a rétorqué Elie Califer. Son collègue martiniquais Johnny Hajjar (Socialistes et apparentés) a également affirmé qu'"il est aujourd'hui clairement établi que l'État est le premier responsable, pleinement et entièrement responsable, même s'il n'est pas le seul". Après tractations, et face aux critiques des élus d'Outre-mer, les deux députées, qui ont toutes deux des liens avec la Martinique et la Guadeloupe, ont décidé de retirer leurs amendements demandant réécriture. 

D'autres critiques, émanant cette fois-ci de la gauche de l'hémicycle, ont aussi animé les discussions au sein du Palais Bourbon, jeudi après-midi. Les membres du groupe Gauche démocrate et républicaine (GDR) ont regretté le manque d'ambition du texte. Celui-ci ne s'étale en effet pas sur les conditions de dépollution et d'indemnisation des victimes du chlordécone, laissant le champ libre au gouvernement de fixer les objectifs (comme il le fait déjà dans ses différents plans chlordécone). 

Des amendements pour élargir les indemnisations

À la tribune, le député martiniquais Marcellin Nadeau (GDR) a vivement reproché à ce texte d'être "si peu contraignant". Très engagé sur le sujet, le parlementaire avait, lui aussi, déposé une proposition de loi en juillet 2023, portant sur la même thématique. Ce texte, qui n'a jamais été examiné par le Parlement, allait bien plus loin que la loi d'Elie Califer et prévoyait la création d'un établissement public indépendant, chargé de coordonner la politique public concernant le chlordécone, et instaurait un fonds pour la recherche et l'indemnisation.

Le chlordécone aux Antilles, ce n'est pas seulement un scandale environnemental. Le chlordécone aux Antilles, ce n'est pas seulement un scandale sanitaire. Le chlordécone aux Antilles, ce n'est pas seulement un scandale social, économique. Non ! Le chlordécone aux Antilles, c'est un vrai scandale politique, au même titre que le sang contaminé, que l'amiante, que les essais nucléaires en Polynésie, ou que le mercure en Guyane. Ce scandale politique exige une réponse au plus haut niveau de l'État !

Marcellin Nadeau, député GDR de la Martinique, lors des débats à l'Assemblée nationale

Les députés de la Nupes ont donc voulu apporter des précisions au texte, pour le rendre davantage contraignant pour le gouvernement. Ainsi, Mereana Reid-Arbelot (GDR, Polynésie française), a obtenu d'étendre le champ des indemnisations aux victimes indirectes du pesticide. Pareil du côté de Jean-Philippe Nilor (La France insoumise, Martinique), qui a fait voter un amendement prévoyant un dédommagement pour toutes les victimes, qu'elles aient été contaminées sur leur lieu de travail ou non. Aujourd'hui, ce sont avant tout les travailleurs agricoles qui bénéficient d'indemnisations.

Cette réécriture de la copie originale a quelque peu frustré la majorité présidentielle et le groupe Les Républicains, qui étaient pourtant prêts à soutenir le texte. La gorge nouée, Maud Petit a indiqué qu'elle et son groupe ne pouvaient voter "pour". Mais ils n'ont pas voulu s'y opposer, préférant l'abstention (un député centriste a néanmoins voté "contre").

Au cours des débats, le gouvernement, par la voix de la ministre déléguée chargée des Outre-mer, Marie Guévenoux, et celle du ministre en charge de la Santé, Frédéric Valletoux, a reconnu le rôle qu'ont eu les autorités dans le scandale du chlordécone. Mais il a surtout défendu sa politique déjà mise en place, et notamment son plan chlordécone IV, qui prévoit 130 millions d'euros entre 2021 et 2027 pour financer la recherche, la dépollution des sols et les indemnisations. 

Trente ans après la fin effective de l'usage du chlordécone dans les bananeraies antillaises, le texte d'Elie Califer se veut être un pas de plus vers les réparations pour les Guadeloupéens et Martiniquais victimes de ce poison. En début d'année dernière, les populations antillaises avaient mal vécu le non-lieu de la justice dans ce dossier. La loi désormais votée, il lui faudra passer devant les sénateurs pour qu'elle entre effectivement en vigueur.