Les victimes du chlordécone verront-elles enfin le bout du tunnel ? Une proposition de loi déposée par le député de la Guadeloupe Elie Califer pourrait mettre fin au long combat judiciaire des associations de victimes de ce pesticide utilisé dans les bananeraies aux Antilles jusqu'en 1993, alors même que sa dangerosité était connue des autorités. Lors de la niche parlementaire du groupe Socialistes et apparentés le 29 février, M. Califer proposera à ses collègues députés, d'une part, de reconnaître la responsabilité de l'État dans l'empoisonnement des populations et des sols guadeloupéens et martiniquais, et d'autre part, de prévoir la dépollution des îles et l'indemnisation des victimes, qu'elles soient sanitaires, mais aussi économiques.
"Seule la loi peut donner une garantie forte qu'il y a un effort conséquent de la République", défend le parlementaire au micro d'Outre-mer la 1ère. Cette reconnaissance est "nécessaire pour tous", alors que le scandale du chlordécone est, parmi d'autres affaires, source d'une défiance grandissante entre la population antillaise et le pouvoir à Paris.
Utilisé en Martinique et en Guadeloupe pour lutter contre le charançon du bananier entre 1972 et 1993, le chlordécone s'est révélé dangereux pour la santé des travailleurs qui y étaient exposés. Ce qui avait poussé les États-Unis à interdire l'usage de ce produit dès les années 1970. Mais aux Antilles, des dérogations avaient permis d'asperger les bananeraies jusqu'au début des années 1990. Empoisonnant les producteurs de bananes, leurs salariés, mais aussi l'ensemble de la population, à cause de la pollution des sols et des rivières.
Cancer de la prostate, risques pour la grossesse...
"Le scandale du chlordécone n'est plus à démontrer", avance Elie Califer. En 2019, une commission d'enquête parlementaire avait souligné les manquements de l'État dans cette affaire. Pourtant, la justice avait déclaré un non-lieu début 2023, estimant les faits prescrits.
Plusieurs études scientifiques ont démontré l'impact du chlordécone sur la santé humaine. Les chercheurs ont établi un lien entre la prévalence du cancer de la prostate chez les hommes, beaucoup plus élevée aux Antilles que dans l'Hexagone, et l'exposition au chlordécone. Pareil chez les femmes enceintes, où elle augmente les risques pour le développement du fœtus. En début d'année 2023, une étude de l'Inserm avait révélé que la contamination au pesticide perturbe le neurodéveloppement des enfants.
Face à ce scandale sanitaire, le gouvernement a lancé plusieurs plans pour accélérer la recherche scientifique, la dépollution des sols et des rivières et la prise en charge des personnes contaminées (on en est aujourd'hui au plan chlordécone IV, qui court jusqu'en 2027). Depuis fin 2021, le cancer de la prostate après une surexposition au pesticide est par ailleurs reconnu comme maladie professionnelle ouvrant le droit à un dédommagement.
Des indemnisations limitées
Mais, pour les élus antillais, l'État ne va pas assez loin. "Un gouvernement fait un plan, il peut ne pas poursuivre après", explique Elie Califer. D'où la nécessité d'une loi selon l'élu, qui estime que les indemnisations mises en place sont encore trop limitées. Au mois de novembre, Philippe Vigier, ministre délégué chargé des Outre-mer, indiquait que 30.000 analyses avaient été effectuées pour mesurer le dosage du chlordécone dans le sang des habitants des deux îles. Une goutte d'eau à côté des plus de 720.000 habitants que comptent la Guadeloupe et la Martinique, sans compter les Antillais installés dans l'Hexagone. On estime que "92 % des Martiniquais et 95 % des Guadeloupéens sont contaminés", rappelle le député.
Concernant les réparations, le ministre des Outre-mer indiquait que "150 dossiers [avaient] été reçus, 80 d’entre eux ont donné lieu à un accord et d’autres réponses sont en cours d’instruction". Quelque 9.800 travailleurs agricoles ont pourtant été potentiellement exposés au pesticide.
Si elle est votée, la loi du groupe socialiste devrait permettre un dédommagement plus large des victimes sanitaires du chlordécone. Mais aussi des victimes économiques. Car "quand on dit les victimes, ce sont les victimes aussi professionnelles. Les pêcheurs ne peuvent plus travailler, les agriculteurs sont impactés...", énumère M. Califer.
Avec son groupe à l'Assemblée nationale, il avait déjà déposé une loi dans ce sens au mois de juillet 2023. Mais elle n'avait pas été examinée. Cette version allait alors beaucoup plus loin dans les dispositions d'indemnisation (le texte qui sera présenté en février laisse le champ libre à l'État pour déterminer les modalités de réparation) et prévoyait de créer un crime d'écocide. Mais la niche parlementaire (une journée où les groupes d'opposition ou minoritaires à l'Assemblée fixent l'ordre du jour et présentent leurs propres textes) étant limitée dans le temps, l'élu socialiste a préféré revoir sa copie, car les débats auraient été trop longs. En présentant une version de son texte plus simplifiée, Elie Califer aura plus de chance qu'il soit adopté par les députés.