Covid : non, le scandale du chlordécone n’explique pas la réticence vaccinale aux Antilles

Les soignants revendiquent lors du 1er mai 2022 à Fort-de-France.
Chômage, poids des églises, rôle des réseaux sociaux, velléités indépendantistes... Les scandales sanitaires sont loin d'expliquer à eux seuls le taux de vaccination particulièrement faible observé aux Antilles et en Guyane pendant la pandémie de coronavirus.

En septembre 2022, plus de 85% des habitants de la plupart des départements hexagonaux étaient vaccinés contre le coronavirus. À la même époque, ils n’étaient que 39,6% en Guyane, 45,2% en Guadeloupe et 46,3% en Martinique.

Ce faible taux de vaccination concerne aussi les Antillais de l’Hexagone. L’Inserm et le CNRS notent, dans un rapport de synthèse des différents articles parus sur le sujet, que "les personnes habitant dans l’Hexagone mais nées dans les DROM ou dont au moins un des parents y était né" étaient "plus nombreuses à ne pas vouloir se faire vacciner". 

Utilisant une technique  l’ARN messager  peu connue du grand public et développée particulièrement rapidement, le vaccin faisait peur. Partout en France, des voix se sont faites entendre pour dire leurs réticences face à la vaccination en général et à l’obligation vaccinale en particulier. Mais comment expliquer ce décrochage des Antilles et de la Guyane ?

Les commentateurs ont eu vite fait de faire le lien avec le scandale du chlordécone. Parce que l’État avait menti aux Antillais, en autorisant son utilisation dans les bananeraies pendant des années alors que la dangerosité du pesticide était connue, ces derniers seraient particulièrement méfiants vis-à-vis d’une politique de santé publique imposée depuis Paris.

Des facteurs communs, mais exacerbés

Pourtant, les chiffres contredisent cette analyse. Santé publique France mène régulièrement des enquêtes sur le rapport des Français à la vaccination : si les Antillais étaient plus méfiants que le reste de la population vis-à-vis des vaccins pendant la pandémie de coronavirus, ce n’était pas le cas lors de la dernière étude de ce type, menée en 2014. "Cette démarcation nette entre les DROM et le reste des territoires français ne semblait pas exister en 2014", résume le rapport de l’Inserm et du CNRS. Or en 2014, le scandale du chlordécone était déjà connu. Soit la confiance s’est érodée entre cette date et le début de la pandémie de coronavirus, soit la rupture s’est faite pendant la pandémie.

Pour la sociologue Stéphanie Mulot, les facteurs qui ont amené au refus de la vaccination existaient bien avant la crise du coronavirus, mais ils ont été aggravés par elle. Selon la chercheuse, qui étudie les Antilles depuis plus de 30 ans, les éléments qui expliquent la peur du vaccin sont pour la plupart les mêmes, dans la Drôme comme à Pointe-à-Pitre. Ils ont cependant été exacerbés dans les territoires d’Outre-mer.

Ce qui s'est passé dans les Outre-mer, ce sont des choses qu'on a vues ailleurs, mais qui, toutes regroupées dans ces territoires insulaires et néocoloniaux, ont pris une tournure particulière.

Stéphanie Mulot, sociologue.


Confinement précoce et nationalisme thérapeutique

Dans un premier temps, les territoires d’Outre-mer ont été relativement épargnés par le coronavirus et ce même si une part importante de la population était considérée comme à risque. À la veille du premier confinement, la Guadeloupe ne comptait que quinze cas avérés de coronavirus. Cela a pu conduire certains à sous-estimer la gravité de la maladie, tout en décrédibilisant la politique du gouvernement, qui a imposé des mesures strictes de confinement alors que le taux d’incidence était encore faible aux Antilles. Une gestion de l’épidémie qui a pu être perçue comme verticale, autoritaire et liberticide.

Devant le CHOG

"Le point commun un peu partout, c'est que l'opposition à la vaccination est venue nourrir des oppositions politiques. On l'a vu partout, mais ça a pris une tournure singulière aux Antilles, dans ces sociétés qui ont connu la colonisation", explique Stéphanie Mulot. Dans un contexte pré-électoral, à quelques mois des municipales, certains élus ont évité de prendre la parole sur la vaccination, de peur de froisser leurs électeurs, laissant la place à d’autres paroles politiques, notamment celles de syndicats. "On a vu des syndicats se mobiliser pour s’opposer à l’obligation vaccinale. Ils ancraient leurs discours dans un combat nationaliste ou indépendantiste", décrypte la sociologue. Ils ont pu s’appuyer sur les défaillances de l’État dans les Outre-mer, en invoquant différents scandales, notamment celui du chlordécone ou de l'eau, mais pas que.

La réponse à l’obligation vaccinale s’est inscrite dans des postures de résistance, d’opposition, de marronnage en Guadeloupe, en Martinique et en Guyane.

Stéphanie Mulot, sociologue.

Tout en dénonçant la logique libérale du marché de la santé et les profits colossaux engrangés par les laboratoires produisant les vaccins, certains acteurs ont cherché à valoriser la pharmacopée locale et les savoirs ancestraux. A émergé l’idée "qu’il fallait faire confiance non pas aux autorités, mais aux thérapeutes traditionnels, pour affirmer que localement, on avait des savoirs et qu’on était capable de renverser la géopolitique de la santé", explique la chercheuse, qui évoque "un nationalisme thérapeutique".

Une épidémie de "fake news"

Le vaccin transmettrait le VIH, permettrait au gouvernement d’implanter une puce dans les bras des citoyens, serait le fruit d’un vaste complot pour rendre la population stérile… Plusieurs facteurs ont favorisé la diffusion de fake news autour du coronavirus et de la vaccination aux Antilles et en Guyane. Stéphanie Mulot parle d’un "raz de marée d’intox" d’autant plus efficace du fait "d'un usage exponentiel des réseaux sociaux". "En juillet-août 2021, c'était des vidéos non-stop qui nous arrivaient sur les téléphones", rembobine-t-elle, évoquant "une population hyperconnectée", membre de "groupe WhatsApp multiples". L’important taux de chômage qui touche ces territoires d’Outre-mer a aussi pu jouer. "Il y a des gens inactifs qui peuvent consacrer beaucoup de temps à regarder des vidéos", décrypte la sociologue.

La chercheuse estime également que "la peur du vaccin a été d'autant plus grande aux Antilles que les gens avaient un accès à l'information scientifique peut être plus réduit, parce qu’il y a beaucoup d'inégalités sociales, de pauvreté, et une difficulté de suivi médical." Les déserts médicaux, nombreux en Outre-mer, limitent l’accès des habitants à un médecin traitant. "Une partie de la population n’était pas forcément dans une relation de confiance avec un médecin, une relation de confiance qui aurait permis d'expliquer les risques", détaille Stéphanie Mulot. Permis d'expliquer les risques et, peut-être, de convaincre ses patients de se faire vacciner.

Des injections cachées

Le cas des Antilles et de la Guyane tranche avec ce qui s’est passé dans d’autres territoires d’Outre-mer, notamment à Mayotte. Dans le département de l’océan Indien, les autorités sanitaires se sont appuyées sur les autorités religieuses pour convaincre la population de se faire vacciner. Si la bonne parole vaccinale a été prêchée dans les mosquées mahoraises, ce ne fut pas le cas dans toutes les églises antillaises et guyanaises. "Je me souviens qu’en Guadeloupe, en juillet-août 2021, il y avait des prêtres dans leurs églises qui recommandaient de ne pas se faire vacciner. J’entendais des discussions de quidams qui disaient que le vaccin était l’œuvre du diable et que le vaccin était là pour tenter les gens et tester leur foi et leur loyauté envers Dieu", se rappelle Stéphanie Mulot.

Face à une pression sociale extrêmement forte, on a vu des personnes se faire vacciner en cachette. "Ça a été quelque chose de récurent aux Antilles et en Guyane, on a vu des gens demander à se faire vacciner à des horaires particuliers, dans des bureaux particuliers, pour ne pas être identifiés comme s’étant fait vacciner. L’idée étant que ceux qui se faisaient vacciner étaient des vendus, des traites, des Blancs, des suppôts du gouvernement. Être un vrai Guadeloupéen, un vrai Martiniquais, un vrai Guyanais, c’était s’opposer à cette domination dite coloniale et donc résister en refusant de se faire vacciner, résume Stéphanie Mulot. Ça montre le poids de la famille, du quartier, des groupes religieux et des syndicats sur les individus qui doivent sans cesse prouver qu’ils appartiennent au groupe." 

Une perte de confiance à long terme ?

La méfiance d’une partie de la population des Antilles et de la Guyane envers le vaccin contre le coronavirus est étonnante dans la mesure où, avant la pandémie, les niveaux de vaccination étaient particulièrement bons dans ces territoires. "Les générations précédentes ont été ravies de faire vacciner leurs enfants. Elles ont vu l’efficacité des vaccins sur la baisse de la mortalité infantile", rappelle Stéphanie Mulot, qui évoque "une expérience positive de la vaccination" malgré "des souvenirs de campagnes de vaccination sous contrôle policier, par exemple en Guyane".

Tétanos, rougeole, poliomyélite, hépatite B… Selon Santé Publique France, malgré des résistances très médiatisées, la pandémie a accentué la confiance des Français envers la vaccination. Il n’existe pas d’études spécifiques aux territoires ultramarins.