Dans la chaleur des mines et des fonderies : histoire de la SLN et de l’industrie calédonienne du nickel

Usine SLN Nickel Nouméa
Le Premier ministre Manuel Valls se rendra la semaine prochaine en Nouvelle-Calédonie. Vendredi, il prononcera un important discours parmi les métallurgistes. L’Etat veut sauver la Société Le Nickel et assurer le développement d’un secteur stratégique pour le Territoire et la France. 
A Nouméa, la SLN respire au rythme de ses fonderies. C'est une usine de titan ou la démesure est banale et les normes anti-pollution optimales. A Doniambo, les métallurgistes sont toujours les aristocrates de la classe ouvrière calédonienne, fiers comme des "héros socialistes" d'antan malgré la crise du nickel. Le Premier ministre Manuel Valls devrait dévoiler les axes de développement du groupe français Eramet et de sa filiale calédonienne, la Société Le Nickel.
 
C’est dans la belle collection Perspective historique des Presses universitaires François Rabelais que Yann Bencivengo a publié sa monographie de La Société Le Nickel, de la découverte des gisements calédoniens par Jules Garnier en 1864 à la veille de la Première Guerre mondiale. Ce texte de 327 pages, suivi d’un volumineux dossier d’annexes, constitue un bel hommage à la classe ouvrière, aux mineurs et aux métallurgistes calédoniens.

Yann Bencivengo, vous êtes l’auteur d’un livre de référence «  Nickel, la naissance de l’industrie calédonienne ». Un mot apparaît donc sur la couverture, le mot "nickel". Il symbolise l’activité économique et l’histoire du Territoire. Le nickel, un minerai puis un métal qui est à la Nouvelle-Calédonie ce que le pétrole est à la Norvège, une matière première source de revenus importants ?
Yann Bencivengo : Si la mine n’est pas la seule activité de l’archipel – l’agriculture commerciale a donné lieu à des tentatives pas toujours couronnées de succès (canne à sucre, café…), le tourisme s’est beaucoup développé –, il est vrai que les produits de la mine et la métallurgie constituent le principal poste d’exportation de la Nouvelle-Calédonie. Le nickel a été exploité sans interruption depuis l’ouverture des premières mines en 1874. Si la production calédonienne a été largement dépassée dès les premières années du XXe siècle par celle du Canada, puis d’autres pays comme la Russie et récemment l’Indonésie et les Philippines, les réserves que recèle la Grande Terre sont très importantes. Mais il faut qu’elles soient économiquement exploitables, ce qui dépend grandement des cours du nickel et des conditions d’exploitation.  
 
Pourquoi avez-vous écrit ce livre « Nickel, la naissance de l’industrie calédonienne » ?
Quand je suis arrivé sur le Territoire dans le cadre de mon travail d’enseignant, la SLN venait d’ouvrir ses archives dites « historiques » au public. Etant donné que personne ne semblait vouloir étudier l’histoire de cette société et que je m’étais intéressé à la mine lors de mes études d’histoire, je me suis lancé dans un (trop) long travail de thèse. Ce livre est la version publiée et allégée d’une thèse que j’ai soutenue en 2010 et qui porte sur l’histoire de la SLN des origines à la Première Guerre mondiale. 

Vous avez eu accès aux archives de la Société Le Nickel. Qu’avez-vous découvert ?
Les archives historiques de la SLN à Nouméa sont désormais consultables aux Archives de la Nouvelle-Calédonie depuis plusieurs années. Quand j’ai commencé mon travail, j’ai pu les consulter très facilement dans le service interne des archives de l’entreprise. Il s’agit d’une série de cartons très importante en volume mais aussi très inégale et lacunaire. Le temps qui passe, les déménagements, le climat tropical humide, parfois le manque d’intérêt pour des archives dites « mortes » sans plus aucune utilité pour les activités de la société, mais aussi les « événements » de 1984 (incendie du bâtiment où se trouvaient les archives de la SLN à Thio), ont commis des dégâts. Mais c’est le lot commun de la plupart des séries d’archives. Aussi, paradoxalement, les archives de certaines des sociétés absorbées par la SLN qui se retrouvent dans ce fonds sont parfois plus cohérentes que celles de la SLN elle-même. L’autre limite de ce fonds d’archives, c’est qu’il s’agit des archives de la succursale calédonienne de la SLN qui était  dirigée depuis Paris. Si elles sont évidemment très intéressantes pour étudier le fonctionnement de la société sur le plan local, il manque une vue d’ensemble. C’est pourquoi je suis allé chercher d’autres fonds d’archives à Paris, chez Eramet.

La SLN est presque à l’origine du développement de l’activité minière et métallurgique du Territoire, elle est aussi à l’origine du développement de Nouméa et de la Nouvelle-Calédonie ?
Au départ, en 1880, le but du principal fondateur du « Nickel » (le sigle SLN apparaît après 1945), John Higginson, était simplement de réaliser un profit rapide comme cela avait lieu dans de très nombreuses entreprises coloniales. C’est aussi dans ce but que la banque Rothschild en prend le contrôle à partir de 1883, mais sur le long terme. Quels que soient les discours d’intention des dirigeants de la société dans leur volonté de mettre en valeur la colonie, il ne s’agissait pas de développer le pays mais d’en tirer profit. Cependant, au fil des décennies, avec la pérennité de l’entreprise obtenue grâce à la richesse des gisements, le soutien financier sans faille de la banque Rothschild et le développement des aciers au nickel,  les activités de la SLN ont eu un impact de plus en plus grand sur l’économie locale par les emplois induits, les équipements mis en place, la venue de milliers de travailleurs, les approvisionnements. Plus tard, dans les années 1960, la SLN va même constituer une sorte de modèle social avec notamment la création et les activités de son comité d’entreprise, comme les économats par exemple. 

La SLN, dans l’imaginaire calédonien, c’est un peu l’équivalent de ce que furent en France Renault à Billancourt ou Michelin en Auvergne ?
Effectivement, pour les raisons que je viens d’évoquer, la plupart des Calédoniens de toutes ethnies, ont eu à un moment ou à un autre à avoir affaire plus ou moins directement avec la SLN. Comme vous le dites c’est comparable à ce que furent de grandes entreprises en Europe, comme Renault à Billancourt ou Michelin à Clermont-Ferrand.  Cette relation est souvent ambiguë. La SLN a souvent été considérée, non sans raison, comme un Etat dans l’Etat qui abusait de sa puissance. Mais aussi comme une entreprise assurant des emplois et des revenus au pays. 
 
Avec le nickel et la SLN, dans votre livre, on traverse l’histoire calédonienne. C’est une histoire minière et industrielle avec ses heures de gloire et de souffrance aussi pour les ouvriers, les mineurs, les « recrutés » indochinois ou Kanaks ?
Dès qu’il est apparu que les gisements pouvaient être exploités à ciel ouvert dans les années 1880, les sociétés minières ont pu recruter une main-d’œuvre peu qualifiée, peu chère et docile. Les Kanak refusant de travailler sur mine (ils n’étaient au départ employés que pour les opérations de transport et de chalandage des minerais), les sociétés minières ont recruté des milliers d’engagés néo-hébridais (Vanuatu), japonais, tonkinois (Vietnam), javanais (Indonésie) pour effectuer ce travail qui s’apparente à un travail de terrassement. Le système de l’engagement imposait des conditions souvent défavorables aux immigrés. Hormis la discipline souvent sévère, de nombreux engagés ont souffert de la dureté d’un travail auquel ils n’étaient pas préparés. Il faut aussi ajouter les centaines de forçats qui ont été cédés à un prix très bas par l’administration pénitentiaire aux sociétés minières à travers des contrats dits « de chair humaine » jusqu’en 1901.

La SLN est-elle selon vous, avec le groupe Eramet, le symbole d’une époque révolue, celle du capitalisme français, avec l’apparition de deux multinationales Glencore et Vale et de nouveaux acteurs locaux ?
C’est l’avis de nombreux commentateurs mais, étant historien, j’ai tendance à préférer avoir un peu de recul avant d’avancer des hypothèses. Ce qui a profondément changé depuis les années 1990, c’est l’apparition à côté de la SLN jusque-là dominante, de deux opérateurs s’appuyant sur de grands groupes internationaux. Les deux projets industriels de Vavouto dans la province Nord et de Goro dans le Sud, très différents dans leur nature politique et technologique, ont mis fin au monopole de transformation des minerais sur place que détenait la SLN depuis 1931. Du coup, l’image de la SLN a changé : elle est devenue « l’opérateur historique ». En outre, en 2006, avec les OPA sur Inco (numéro deux mondial du nickel qui porte le projet de l’usine du sud) par le Brésilien Vale et sur Falconbridge (partenaire du projet de Vavouto) par Xstrata (à son tour absorbée par Glencore en 2013), la dimension des opérateurs a changé d’échelle. Grande sur le plan local, la SLN est un petit opérateur à l’échelle mondiale. Elle dispose de moyens financiers beaucoup plus limités que ceux de ses concurrents. Cela lui pose des problèmes pour la modernisation de ses installations, surtout dans un contexte d’encombrement du marché et de cours devenus très bas depuis quelques années. Peut-être est-ce encore un défaut d’historien, mais je crois qu’elle dispose cependant d’un atout : son ancienneté lui confère une grande expérience face aux technologies en usage et aux accidents qui les touchent, une bonne connaissance du pays et de ses habitudes, et le fait que plusieurs générations de Calédoniens ont travaillé pour elle. Quel que soit le turn over au sein de l’entreprise, la culture d’entreprise est là.
 
Votre livre donne une large place aux illustrations, aux photographies d’époque, celles de l’usine de Doniambo, des mines calédoniennes, c’est aussi une façon de rendre hommage à ces milliers d’hommes et de femmes qui ont participé à la seconde révolution industrielle si loin dans le Pacifique Sud ?
L’usage de ces photographies dépasse la simple illustration. Il s’agit d’essayer de reconstituer des sites miniers ou industriels disparus ou profondément remaniés, et d’étudier les techniques et le travail en usage avant 1914. Il s’agit d’une sorte d’archéologie par l’image. Evidemment, on y voit des hommes (les femmes sont rares) au travail. Au même titre, voire plus, que les dirigeants, les inventeurs et les techniciens, les milliers de travailleurs venus en Nouvelle-Calédonie forment les gènes de l’entreprise qu’ils ont largement contribué à façonner. 

Le Premier ministre Manuel Valls effectue un voyage officiel en Nouvelle-Calédonie, il va visiter la SLN et prononcer un important discours qui doit rassurer les métallurgistes et les mineurs et permettre d’assurer l’avenir de la "vieille Dame de Doniambo", qu’est-ce que cela vous inspire ?
Comme l’a déclaré Philippe Chalmin dans une interview, l’une des particularités du marché du nickel est l’importance de son caractère géostratégique. Stratégique, le nickel l’est au sens militaire dès la mise au point des aciers au nickel durant la course aux armements qui précède la Première Guerre mondiale. Stratégique, le nickel l’est sur le plan économique. Même si la production calédonienne est loin derrière celle d’autres pays, le nickel est l’une des rares matières premières pour laquelle la France est bien placée, et ce, à travers la Nouvelle-Calédonie. Enfin, stratégique, le nickel l’est sur le plan politique. La maîtrise de la ressource minière a été mise au cœur du projet indépendantiste. L’indépendance politique doit s’appuyer sur l’indépendance économique. Paradoxalement, la société Le Nickel, entreprise d’origine coloniale, se trouve au centre des enjeux de l’indépendance économique calédonienne. Elle est encore le premier exportateur en valeur et le premier employeur du pays. Le discours du Premier ministre sera probablement avant tout politique, comme l’avait été la décision d’Alain Juppé d’imposer à Eramet la cession du gisement du Koniambo à la province Nord en 1997.
 
La SLN est la plus ancienne usine du Pacifique Sud, dans la fonderie de Doniambo cogne le pouls du nickel calédonien. Une dernière question, ces métallurgistes ont-ils été, à un moment donné de cette histoire du nickel que vous racontez les aristocrates de la classe ouvrière calédonienne ?
Il est difficile de dire ce qu’il en était pour les ouvriers des premières usines métallurgiques. A part l’usine de Doniambo créée en 1910 par la maison Ballande et reprise par la SLN en 1931, il a existé quatre autres fonderies de nickel à Nouméa, Thio et Yaté de 1877 à 1950 dont l’activité a duré de deux à vingt-trois ans. Ce qui est quasi certain, c’est que les hommes qui travaillent aujourd’hui aux fours de Doniambo ont le sentiment d’exercer un noble métier, celui qui consiste à opérer la coulée du nickel. Le tour de main est encore important dans les opérations sur les fours et sur le décrassage de la matière en fusion. La SLN est certes une société minière mais elle est avant tout une entreprise métallurgique. Sa stratégie industrielle repose dès sa première année d’existence sur la transformation des minerais calédoniens. Ce n’est pas par hasard si son logo représente un creuset.