Dany Laferrière : "La jeune république d’Haïti était faible et la France en a profité pour lui imposer une rançon" #MaParole

Dany Laferrière, écrivain et académicien
Dany Laferrière aime raconter l’histoire de la guerre d’indépendance haïtienne. "Cette armée de pieds nus qui a réussi à battre la plus forte armée de l’époque, celle de Bonaparte". En ce 10 mai, date de commémoration de la loi reconnaissant l’esclavage comme crime contre l’humanité, rencontre dans #MaParole avec un immortel.

Il y a 220 ans, Toussaint Louverture, l’un des héros de l’indépendance haïtienne, mourrait de froid, emprisonné au Fort de Joux sous les ordres de Napoléon Bonaparte. Pour Dany Laferrière, le général haïtien révolutionnaire "était le plus grand stratège de son époque". Dans le troisième épisode de #MaParole, il évoque la figure de celui dont il a retranscrit la lettre à Bonaparte de 1802 dans son roman illustré L’exil vaut le voyage. Il écrit à ce propos : "Très peu de gens ont parlé à Bonaparte sur ce ton et à cette hauteur".

 

1 Petit-Goâve

 

Dany Laferrière nous reçoit salle Maurice Genevoix, à l’Académie française. Une salle d’un autre temps, dans laquelle trône une vitrine contenant de la belle vaisselle ancienne. Ravie de sa séance  hebdomadaire avec la commission du dictionnaire, l’académicien nous raconte son enfance à Petit-Goâve et ce qui l’y a mené.

Né à Port-au-Prince le 13 avril 1953, il n’a connu en Haïti que la dictature, celle imposée par la dynastie Duvalier, père et fils surnommés Papa Doc et Baby Doc. Son père, ancien maire de Port-au-Prince à 23 ans, ministre à 26 ans, s’est opposé au régime de François Duvalier. Il a dû partir en exil, car menacé de mort. Dany Laferrière n’a alors que quatre ans. Par sécurité, sa mère décide de l’envoyer vivre chez sa mère à Petit-Goâve, à huit heures de route de Port-au-Prince à l’époque. Ce départ n’a pas perturbé l’enfant. "J’ai compris bien plus tard à l’âge de 40 ans en essayant d’écrire sur mon enfance que c’était un exil, car on ne parlait pas beaucoup de mon père chez moi", explique Dany Laferrière dans #MaParole. 

Sa grand-mère qu’il nomme Da dans ses livres, notamment dans L’odeur du café, habitait au 88 de la rue Lamarre à Petit-Goâve. Le récit qu’il fait de cette enfance a quelque chose de merveilleux et de magique alors que la situation familiale était douloureuse. "Elle avait le don de rendre la vie paisible et sereine", dit-il. "J’ai compris plus tard que c’était factice". Et d’ajouter "tout ce qui reste, c’est un amour fou pour ma grand-mère qui est le personnage principal de ma littérature".

Dans L’odeur du café, il parle aussi de son premier coup de foudre pour Vava, une petite fille dont il guettait le passage devant la maison de sa grand-mère. Il en a même fait trois albums jeunesse qui s'intitulent Je suis fou de Vava, La fête des morts et Le baiser mauve de Vava. Le personnage est devenu un classique au Québec, à tel point qu’au moment du séisme en 2010, de nombreux enfants ont demandé à Radio Canada si Vava était encore en vie, se souvient Dany Laferrière.

À Petit-Goâve au 88 de la rue Lamarre, le futur écrivain a aussi découvert "le plus jouissif et le plus satisfaisant des plaisirs", à savoir la lecture. Et dans cette activité, Dany Laferrière avait une bonne bibliothèque municipale et un guide. Son grand-père qui encourageait la lecture à voix haute. Dans #MaParole, le romancier se souvient de Capitaine courageux de Rudyard Kipling. "Je ne comprenais pas comment il (NDRL : Kipling) pouvait donner l’impression d’être sur le pont du bateau, de sentir le tangage, d’avoir l’odeur du varech au nez puis surtout de vivre cette tempête au large de Terre neuve dans cette chasse au cachalot. (…) Je voulais savoir comment il faisait. C’est la première fois que j’ai eu le gout de devenir écrivain sans oser dire le mot".

En 1963, retour à Port-au-Prince, à dix ans, dans cette ville qui "puait la gazoline". "C’est une odeur qui réveille et puis c’est un autre rythme. J’aime beaucoup changer de rythme. J’avais eu une enfance heureuse, j’étais apte à affronter une adolescence plus mouvementée", raconte Dany Laferrière.

À 19 ans, il commence à travailler à Radio Haïti Inter et signe aussi des portraits de peintres pour le quotidien haïtien Le Nouvelliste. Ce journal âgé de 125 ans, précise l’Académicien, est aujourd’hui "le plus vieux quotidien papier en activité en français de l’Amérique" et il a "connu beaucoup de dictatures". 

L'écrivain Dany Laferrière en novembre 2009 à Paris

2 Legba et l’exil

Depuis 2013, Dany Laferrière compte parmi les 35 académiciens vivants qui défendent la langue française et travaillent à l'élaboration de son dictionnaire. Sur son épée d’académicien figure Legba, l’un des Dieux du vaudou haitien, celui qui permet le passage du monde visible à l’invisible. "Legba, ce Dieu m’a toujours attiré, souligne Dany Laferrière, d’abord en raison de son nom. Pour un écrivain, la musique des mots est importante".

Le 1er juin 1976, Gasner Raymond, son ami et collègue journaliste, est trouvé mort assassiné sur une plage de Léogane. La dictature imposée par Jean-Claude Duvalier dit Baby Doc est aussi sanglante que celle de son père. Menacé de mort, Dany Laferrière décide de quitter Haïti en catastrophe. Il ne prévient que sa mère. Cette histoire-là, il la raconte plus tard dans son roman Le cri des oiseaux fous.

Pendant huit ans, à Montréal, il enchaine les petits boulots, le travail en usine, souvent de nuit. Il loge dans "des chambres crasseuses et lumineuses" et achète plein de livres d’occasion pour assouvir sa soif de lecture. "J’ai une fringale constante de l’alphabet. En plus, les classiques sont les moins chers, donc il y a une justice pour les vrais lecteurs", note-t-il.

Dans L’exil vaut le voyage, Dany Laferrière raconte une scène très amusante avec un Guyanais dénommé Doudou Boicel malheureusement décédé en 2020. Il tenait un club de jazz très réputé à Montréal dénommé The rising sun. Dans ce club, il croise Dizzy Gillespie et Nina Simone. Il écoute les conseils de Doudou Boicel qui lui dit de se trouver rapidement une petite amie, car l’hiver est long et froid à Montréal, ainsi qu'un vrai métier. Il lui conseille d’écrire et lui prête une machine dans ce but.

En 1985, Dany Laferrière sort son premier roman au titre inoubliable Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer. Depuis, en matière de titres, il est devenu un expert. Le gout des jeunes filles, Pays sans chapeau, L’art perdu de ne rien faire ou encore Journal d’un écrivain en pyjama. Comme "un dandy", l’Académicien soigne ses livres qu’il souhaite "élégants de la tête aux pieds".

Pour la sortie de son roman Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer, l’écrivain est invité à la télévision dans l’émission de Denise Bombardier, très connue au Québec. Et là, en quelques minutes, il fait sensation au point d’être embauché à la télévision pour présenter la Météo à sa manière. Le romancier s’amuse beaucoup, il parle du temps qu’il fait "dans la rue, dans une salle de massage, dans les arbres ou malade chez lui avec de la température". Il avait toujours "des proverbes turcs" absurdes pour illustrer son propos.

En 1986, c’est la fin de la dictature des Duvalier et il revient en Haïti où il tient une chronique quotidienne sur la débâcle des tontons macoutes. Puis en 1990, il prend la décision de quitter Montréal pour Miami. Et là, pendant douze ans, il écrit une dizaine de romans qui forment l’ossature de son œuvre, son autobiographie américaine en plusieurs volets.

J’ai écrit 12 livres à Miami. J’avais besoin de voir un cocotier. Je ne pouvais pas rentrer en Haïti, c’était un peu risqué pour la famille. Une des règles pour écrire : écrire dans une ville qu’on n’aime pas.

Dany Laferrière

En France, à partir de 1999, Dany Laferrière commence à être vraiment connu. Bernard Pivot le reçoit dans ses émissions littéraires. Son roman Vers le sud est adapté au cinéma. Et en 2009, il remporte le prix Médicis pour L’énigme du retour. Ce roman a pour point de départ, le décès de son père dans les années 80, seul et fou dans un appartement de Brooklyn.

3 L’Académie

Le 12 janvier 2010, Dany Laferrière se trouve en Haiti au moment où un séisme frappe le pays avec une violence effroyable. Environ 300 000 personnes perdent la vie. Lui-même ne passe pas très loin. Dans Tout bouge autour de moi, il fait le récit de cette catastrophe.

Au total, l’Académicien a publié 36 livres. Depuis 2018, il s’est lancé dans un nouveau type de récits. Il s’agit de romans dessinés par ses soins. Il en a déjà cinq à son actif dont L’exil vaut le voyage, Sur la route avec Basho ou encore Dans la splendeur de la nuit. Non seulement c’est illustré, mais en plus, l’écriture est manuscrite.

Mais arrêtons-nous un instant à l’Académie française. Lors de sa cérémonie de réception le 28 mai 2015, Dany Laferrière rend hommage à son prédécesseur, l’écrivain argentin Hector Bianchiotti. Bien avant lui, au fauteuil numéro 2, il y a eu Dumas fils, l’auteur de La Dame aux camélias. Un drôle de hasard, car lui aussi avait des racines haïtiennes. Son père, l’auteur des Trois mousquetaires, porte comme lui le nom de Marie-Cécette Dumas, née esclave en Haïti, aime à rappeler Dany Laferrière.

Dans son discours de réception à l’Académie française, il fait aussi référence au trio qui "a inscrit la dignité nègre au fronton de Paris". À savoir le Martiniquais Aimé Césaire, le Guyanais Léon-Gontran Damas, et le Sénégalais Léopold Sedar Senghor qui lui aussi a été académicien. Dany Laferrière avoue avoir un faible pour Léon Gontran-Damas, le moins connu.

Ce discours a eu beaucoup de retentissement en Haïti. Il a rassemblé 1 million 300 000 vues sur YouTube, du jamais vu pour un académicien. Dany Laferrière ne vit plus en Haïti depuis 47 ans, mais il en est un fervent ambassadeur.

L’écrivain voue une admiration sans faille à cette guerre d’indépendance qui a valu à son pays natal le statut de première république noire le 1er janvier 1804. Il aime évoquer la figure de Toussaint Louverture, héros révolutionnaire anti-esclavagiste, qu’il place parmi "les cinq plus grands stratèges de son époque".

L’écrivain déplore que son pays ait dû verser à la France, ex-colonisateur, le paiement d’une indemnité de 150 millions de francs or qui a mis à mal le développement de l’île. Selon une enquête récente du New York Times citée par Le Monde, en 1825, vingt et un ans après son indépendance, un émissaire de Charles X est venu exiger d'Haïti le paiement de réparations, faute de quoi une guerre serait déclarée. "La jeune république d’Haïti était faible et la France en a profité pour lui imposer une rançon", estime Dany Laferrière.

 

L’écrivain Dany Laferrière sera intronisé, jeudi 28 mai, à l'Académie française.

♦♦ Dany Laferrière en 5 dates ♦♦♦

►1985

Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer

►2004

Premier film Comment conquérir l’Amérique en une nuit

►2009

Prix Médicis pour L’énigme du retour

►2010

Tout bouge autour de moi

►2013

Élu à l’Académie française au fauteuil d’Hector Bianciotti