DÉCRYPTAGE. Quel scénario pour le nickel calédonien ?

KNS, SLN, Prony resources. Les trois usines qui traitent le nickel en Nouvelle-Calédonie.
Au terme de son séjour en Nouvelle-Calédonie, Bruno Le Maire a consacré les neuf dixièmes de sa conférence de presse au nickel. Le ministre de l'Economie et des finances s’est voulu réaliste. Sur la foi d’un rapport commandé à l'Inspection générale des finances dès novembre 2022, par la Première ministre Elisabeth Borne, il a décliné sa méthode. Avec l’annonce d’un grand accord à même de sauver l’économie calédonienne, déstabilisée par les risques de faillite de ses trois usines, présenté la veille devant les élus et les industriels calédoniens.

Constat sans concession dressé, fin juillet, par cette étude intitulée "Avenir de la filière du nickel en Nouvelle-Calédonie", au moment de la visite du président Macron. Malgré des atouts évidents, le troisième producteur mondial est perclus de dettes.

>> Lire notre dossier "Nickel, une richesse qui coûte cher"

Seules l’activité de la mine et l’exportation de minerai brut restent rentables. Malgré les nombreux soutiens publics, les déficits cumulés des trois acteurs (2 216 milliards de francs CFP fin 2022 !) représentent une menace pour l’économie du pays. Reprenant les conclusions de l’IGF, Bruno Le Maire l’exprime sans ambages, fin novembre. "Le besoin de financement total s’élève pour les trois sites industriels à 1,5 milliard d’euros [180 milliards de francs CFP]. Un besoin de financement total, immédiat."

Bruno Le Maire au terme de sa visite en Nouvelle-Calédonie, le 27 novembre 2023.

Les industriels ont prévenu

Dans le même temps, les actionnaires privés de chacune des entités ont annoncé leur volonté d’arrêter de financer les pertes de leur usine respective. Le 27 septembre, Glencore, actionnaire à 49 % de KNS, fait connaître "son intention de cesser de financer les opérations de l’usine du Nord à la fin du mois de février 2024 si aucune nouvelle solution de financement n’était identifiée". En clair : à charge, pour la Société minière du Sud Pacifique (SMSP), actionnaire majoritaire à 51 %, de financer les pertes ou de trouver un nouveau partenaire. À moins que Koniambo nickel ne parvienne à financer ses opérations par les revenus de sa production.

Même scénario du côté de Doniambo avec Eramet qui confirme, le 26 octobre, sa décision "de ne plus octroyer de nouveaux financements à sa filiale calédonienne". Alors que, dès le début de l’exercice 2024, une nouvelle aide de trésorerie pourrait être nécessaire, une fois arrivé à épuisement le énième prêt de l’Etat, de 4,8 milliards, octroyé début 2023. La SLN se trouve en procédure de conciliation, et risque la cessation de paiement début janvier selon le Syndicat général des travailleurs de l’industrie (SGTINC).

Quant à Prony resources, c’est Trafigura, l’un de ses principaux actionnaires, qui évoque un besoin de financement probable en 2024 compris entre 24 et 30 milliards de francs CFP. Actionnaire à hauteur de 19 % du capital, il rappelle sa position minoritaire, et renvoie aux intérêts calédoniens majoritaires (51% répartis entre province Sud, salariés et population locale) le soin de financer les éventuels besoins en trésorerie. Le 1er décembre, le Soenc nickel tire la sonnette d'alarme. Et appelle la multinationale à un soutien exceptionnel, pour éviter la cessation de paiement qui menace l'usine du Sud.

Locaux de la Cafat, la caisse de compensation des prestations familiales, des accidents du travail et de la prévoyance des travailleurs en Nouvelle-Calédonie.

Un risque réel pour l’économie calédonienne

Selon le rapport de l’IGF, la défaillance d’un ou plusieurs opérateurs accentuerait les déséquilibres des comptes du territoire. Et l’étude de rappeler, si besoin était, le poids de la métallurgie dans le tissu économique calédonien. La défaillance simultanée des trois usines conduirait, d’après des statistiques empruntées à l'Isee, à la mise en chômage de 5 035 salariés, soit 7,5 % du total des salariés du secteur privé. Si on ajoute les emplois indirects et induits, résultant de la sous-traitance, les emplois du commerce en lien avec les dépenses de consommation des salariés et de leurs familles, le chiffre atteint les 13 300 emplois menacés. Soit une possible augmentation du chômage d’environ 50 %.

Ce serait une catastrophe pour les comptes sociaux. Les trois usines métallurgiques contribuent pour 20 % aux recettes de la Cafat, qui perdrait 31,6 milliards de cotisations. Au bout de quelques mois, le régime chômage serait dans l’incapacité de faire face à ses engagements. En y ajoutant la diminution des recettes fiscales, l’impact total pour les finances publiques du territoire serait, selon les rapporteurs, de l’ordre de 39 milliards de francs CFP (environ quatre points de PIB).

Un coût environnemental certain

En cas de fermeture d’une ou plusieurs usines (ou de sites miniers), les pouvoirs publics auraient également à prendre en charge tout ou partie du passif environnemental. Installations classées ICPE, elles sont régies par les règles inscrites dans les codes de l’environnement de chacune des provinces. Cela concerne la remise en état et la réhabilitation des zones dégradées par l’activité industrielle ou minière. Les exploitants sont censés avoir constitué des garanties financières destinées à couvrir ces coûts. Qu’arriverait-il en cas de liquidation judiciaire de l’exploitant ? L’IGF écrit : “En Nouvelle-Calédonie, il n’existe pas de mécanisme permettant de rechercher la responsabilité des actionnaires privés”. Cela pourrait exposer les pouvoirs publics à prendre en charge les factures non couvertes par les garanties financières.

Intervention du Fonds nickel sur le site de la mine Bien Jouée à Païta

Des solutions et des conditions

Certes, l’Inspection générale des finances partage, dans une certaine mesure, la volonté calédonienne de transformer localement le minerai brut en produits intermédiaires (ferronickel, matte, NHC) pour un meilleur développement industriel et économique. Mais elle n’oublie pas de préciser qu’une telle doctrine ne vaut que dans des conditions économiquement viables... La mission considère que la fermeture d’un ou plusieurs site(s) contraindrait les autorités calédoniennes à revoir leur doctrine de contrôle des exportations. Afin de limiter l’impact d’un tel choc, et sauvegarder les emplois de la mine des trois opérateurs concernés. Un changement vers un modèle davantage orienté vers l'exportation de minerai brut serait à envisager.

Et de toucher le point le plus sensible de la doctrine nickel, telle qu’elle a été élaborée et mise en application en province Nord selon le modèle de la SMSP. Le rapport propose, en effet, la levée de l’interdiction d’exportation des minerais les plus riches (qui ne pourraient plus être traités sur le territoire) et l’exportation des minerais issus des réserves géographiques qui alimentent KNS et la SLN.
Le tout selon deux orientations possibles.

  • L’une qui copierait le modèle des “petits mineurs”, SMT (Ballande), SMGM (Montagnat) et MKM (Maï). L’exportation de minerai brut demeure une activité rentable.
  • L’autre consisterait à exporter le minerai vers des usines offshore contrôlées par un acteur calédonien, suivant l’exemple de NMC pour son partenaire coréen. 

L’IGF renvoie ces deux modèles dos à dos en termes de rentabilité. Puisqu’ils ne créent pas davantage d’emplois et restent très exposés à la volatilité des prix du nickel.

Exemple de réaction

Ces conclusions n'ont pas manqué de provoquer des réactions. À commencer par celle du bureau politique du Palika, rappelant que la politique minière est une compétence des institutions du territoire. Et le BP de souligner : “une conjoncture difficile ne saurait justifier un 'détricotage' de l’Accord de Nouméa dont il est signataire". En dénonçant ”le mauvais procès d’intention fait (…) à la mise en œuvre d’une doctrine nickel à laquelle aucun des responsables politiques, ni l’Etat, n’a été en mesure de proposer une alternative propre aux difficultés des métallurgistes calédoniens”. Alors qu’il s’agirait, selon le Palika, de pointer “les errements de stratégies des multinationales défaillantes et leurs inaptitudes à s’adapter au marché” plutôt que de “modifier le code minier et favoriser les exportations de minerai".

L’énergie, un obstacle majeur

Rappelant que le coût énergétique pèse lourdement sur la compétitivité des trois opérateurs, les rapporteurs ont précisé : “Leurs dépenses d’énergie peuvent être deux fois supérieures à celles de leurs concurrents indonésiens [dont l'énergie est subventionnée] et représentent jusqu’à 50 % des charges des [contre 8 à 16 % pour les dépenses de personnel].” Cette différence de prix alourdirait les coûts de plusieurs milliards de francs CFP par an.

L’évolution du mix énergétique serait, selon l’IGF, “nécessaire pour garantir à long terme la production de matte de nickel et de NHC pour le marché européen des batteries”. Et pourrait participer à la rentabilité économique du secteur. Seulement, les investissements sont estimés à plus de 480 milliards de francs CFP (estimations Enercal) pour les besoins cumulés des trois usines et de la distribution publique.

Le financement de ces investissements devrait être partagé entre les différents actionnaires privés et les bailleurs publics. L’engagement de tels chantiers, très coûteux, imposerait d’obtenir des garanties. On peut rappeler que la compétence énergétique a été transférée à la Nouvelle-Calédonie. Laquelle a déjà atteint un taux d'endettement critique.

Pylone électrique.

Des conclusions peu optimistes

Une fois ciblées les difficultés de la filière, et examinées les solutions exposées dans son rapport, l’IGF conclut que la pérennité de notre système métallurgique ne serait pas nécessairement assurée à court terme. Quand bien même les trois usines atteindraient-elles leur production nominale (50 000 tonnes par an et par usine). Depuis 2016, l’intervention des actionnaires, mais également de l’Etat, a régulièrement permis de poursuivre l’activité des industriels. Ainsi, les prêts se sont succédé. Moyens d’intervention d’autant plus commodes que “le remboursement, nous dit le rapport, paraît aujourd’hui incertain”. Et que “leur accumulation déséquilibre les bilans des entreprises via les charges financières qu’elles doivent supporter”.

Après avoir évoqué lors de sa conférence de presse le besoin en financement immédiat pour éviter la faillite, Bruno Le Maire déclarait : “L’Etat ne fera pas de chèque et l’Etat ne financera pas des activités industrielles à perte.” Pour autant, le ministre de l’Économie précisait sa pensée. Pas de chèque, mais un Etat prêt à investir dans une activité rentable. “Un accord sur le nickel est à portée de main (…) et un sauvetage de la filière nickel est possible.”

Scène de mine à Canala, image d'illustration.

Trois volets

Les conditions sont clairement posées.

  • Un engagement sur la déclassification, l’exportation et la valorisation des ressources minières inutilisées.
  • Investir dans l’énergie. L’État serait prêt à s'engager pour une énergie décarbonée. 
  • Une ouverture des exportations vers l’Union européenne, dont il a été souligné l’investissement massif dans les batteries et les voitures électriques.

Considérant ce troisième volet, il convient de noter que la domination de plus en plus marquée de la Chine et de l’Indonésie sur le marché du nickel batterie fait peser sur l’Europe et la France des risques d’approvisionnement. Actuellement, les capacités de production de l’UE ne couvrent que 10 à 20% de ses besoins. La production des trois métallurgistes pourrait théoriquement couvrir jusqu’à 85% des besoins des giga-usines (production de batteries) françaises en 2030, et 14% de ceux de l’UE en 2035 (chiffres IGF). 

Pour reprendre la formule ministérielle, il s’agit bien là d’un enjeu stratégique. Les Calédoniens peuvent écrire une nouvelle histoire du nickel. Mais ce sera sur la base de cet accord. Pas sûr que la proposition fasse l’unanimité, dans le monde politique notamment. Même si Bruno Le Maire a invité à ne pas faire "de la politique avec les mines ou les usines".

Le nickel pas incontournable dans les batteries automobiles

Dans le secteur de la voiture électrique, la recherche comme les technologies avancent à pas de géant. Et comme bien d’autres éléments, le nickel peut, dans certains cas, avantageusement être remplacé dans la composition des cathodes de batteries automobiles. Ainsi, plutôt que les batteries NMC (nickel-manganèse-cobalt) et NCA (nickel-cobalt-aluminium), très performantes en termes de densité énergétique, des constructeurs ont déjà opté pour des batteries sans cobalt (très cher) avec une association lithium-fer-phosphate (LFP). Pour les petits véhicules notamment, leur longévité ainsi qu'une réduction des coûts de 30 à 40% compense largement leur manque relatif de puissance.

Enfin, avec la croissance du marché des véhicules électriques, la recherche se focalise sur des nouveaux composants qui éliminent le risque d'une rupture d’approvisionnement comme avec le cobalt, le lithium ou le nickel, tous classés métaux critiques. Dans une publication, le CNRS évoque même “une révolution en marche” avec la batterie sodium-ion. Avantages : disponibilité du sodium par rapport au lithium, faible coût, durabilité, moindre impact environnemental.

Un premier prototype a été dévoilé par le français RS2E. Un fabricant suédois a développé une technologie sans lithium, cobalt, nickel ou graphite. Un fort potentiel que le plus gros fabricant mondial, le Chinois CATL, n’ignore pas. Lui qui a annoncé une commercialisation à grande échelle dès 2023, quand bien même les performances sont encore inférieures au procédé lithium.

Selon des experts, pour Bloomberg New Energy Finance, le marché des batteries électrique va être multiplié par 64 et générer un chiffre d'affaires de 170 milliards de dollars (soit 19 000 milliards de francs CFP) d’ici 2030. Et certainement développer encore de nouvelles technologies de stockage électrique. Avec, ou sans nickel ?