Avant d'être un pari scientifique, l'introduction de la canne à sucre en Corse, c'est d'abord une aventure humaine. Une expérience rendue possible, grâce à la rencontre entre deux hommes, dans les années 90.
L'un, Christophe Lavergne-Vincentelli, est titulaire d'un BTS viticulture œnologie de Bordeaux. Il a passé 10 ans au centre de recherche viticole de Corse. Il est à la tête d'un domaine sur la côte orientale de l'île, 300 hectares qui se transmettent dans la famille entre viticulture, élevage bovin et agrotourisme. L'autre, Christophe Poser, est étudiant en agronomie, en stage sur l'exploitation du premier. Le stage prend fin, mais les deux passionnés restent en lien.
Bien des années plus tard, quand Christophe - l'ex-stagiaire - propose à Christophe - le chef d'exploitation - d'introduire la canne à sucre dans les cultures de la famille Lavergne-Vincentelli, il est devenu docteur en agronomie. Il a passé sa thèse sur "la canne d'altitude à La Réunion" et est devenu responsable de la filière canne à sucre au CIRAD (centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement), à Montpellier.
En 2021, le CIRAD finance l'implantation, et le domaine de Padulone assure l'entretien des surfaces cultivées et la distillation du jus de canne. Les vitro plants (cultivés en milieu stérile) sont plantés en avril 2022, en irrigation. C'est comme ça qu'en Corse, on trouve désormais le champ de cannes le plus septentrional de toute l'Europe.
"Un produit de niche"
Un hectare de cannes avec un rendement de 70 tonnes par hectare, sur une île qui compte 7.000 hectares de vignes et 1.500 hectares d'agrumes, c'est peu. Mais la surface devrait doubler tous les ans pour atteindre la taille critique de six hectares en 2027.
"À partir de six hectares, on change d'échelle. Là, nous sommes sur une échelle qui est artisanale. Il faudra qu'on investisse sur du nouveau matériel, surtout du matériel de récolte, explique Christophe Lavergne-Vincentelli. On essaie de doubler les surfaces tous les ans, en replantant les variétés les plus adaptées à notre terroir."
Le chef d'exploitation reste lucide : "Dans tous les cas de figure, nous n'allons pas, en Corse, pour tout un tas de raisons et notamment des raisons fiscales, concurrencer les rhums en provenance des Outre-mer. Nous sommes assujettis aux mêmes taxes et à la même TVA, que les autres alcools en France. Nous resterons toujours un produit de niche, beaucoup plus cher que les rhums qui viennent des Antilles. Nos seules perspectives de développement, c'est un marché identitaire et très qualitatif."
Le réchauffement climatique en cause
Pour Christophe et son épouse Jeanne-Marie, la canne est vue comme une culture de transition et un complément d'activité qui s'intègre parfaitement dans l'agenda du domaine. La Corse est une région très touristique. L'été, le couple travaille au restaurant du domaine, puis en septembre viennent les vendanges et la vinification. Entre février et mars, intervient la récolte de la canne, puis la distillation suit jusqu'en juin, avant que ne reprenne la saison touristique, en juillet.
"Depuis quelques années, le réchauffement climatique en Corse devient un problème. On a des chaleurs plus longues, plus intenses, et des nuits moins fraîches, malgré les montagnes. La vigne qui était notre culture principale souffre beaucoup et on a des zones où l'on ne peut pas irriguer. On s'est rendu compte qu'on devait supprimer ces parties de l'exploitation et diminuer notre surface viticole, souligne Jeanne-Marie Lavergne-Vincentelli. C'est vrai que trouver d'autres cultures qui peuvent s'adapter à la chaleur, dans le contexte de crise viticole que nous traversons, c'est important. Ça nous permet de diversifier la production de l'exploitation."
Un essai prometteur
Les 15 variétés de cannes testées sont toutes en provenance de La Réunion. "L'ensemble de ses cannes proviennent d'un programme de sélection d'Ercanne à La Réunion. C'est long de sélectionner des cannes, 15 ans", reconnaît Christophe Poser, responsable de la filière canne à sucre au CIRAD.
"Il se trouve que ces variétés sont particulièrement adaptées aux cultures dans les hauts de La Réunion, entre 800 et 1.000 mètres, et mon hypothèse, c'était que ces variétés pouvaient être adaptées au climat méditerranéen qui a à peu près les mêmes températures, précise-t-il. Là, c'est la troisième récolte, et sur les deux récoltes qu'on a déjà acquises, on constate qu'on a des réponses très différentes en fonction des variétés. Tout n'est pas acquis, on ne va pas promouvoir une monoculture de canne et une mono variété. Il y a des différences significatives de réponse et c'est ça qui nous intéresse."
La canne ainsi cultivée est ensuite broyée et distillée sur place. Le moulin est chinois, l'alambic de seconde main, allemand. Les bouteilles sont étiquetées maison et proposées au marché local. Le volume de production du premier rhum 100 % Corse est de 500 bouteilles. Un rhum vieux est en maturation dans d'anciennes barriques de whisky, corse lui aussi.
Et la famille Lavergne-Vincentelli ne manque pas d'idées. Des projets de valorisation de la bagasse sont en cours, en association avec une entreprise locale, pour réaliser de la vaisselle jetable et des panneaux d'isolation thermiques pour le bâtiment.