En Nouvelle-Calédonie, les tabous du bagne s'effritent au profit de la transmission de l'Histoire

Vestiges du bagne à Nouville.

Taboue pendant des décennies, la colonisation pénale sort de l'ombre en Nouvelle-Calédonie où pour la première fois dans Nouméa un site historique a été transformé en parcours muséal, quelques mois après la parution d'un Mémorial du bagne de plus de mille pages.

Dans la famille de Marlène Teuil, le récit de l'implantation maternelle en Nouvelle-Calédonie se racontait avec un brin de fierté : "Mon arrière grand-père était un surveillant militaire venu de Haute-Corse", confie la sexagénaire. Côté paternel en revanche, rien ne filtre... jusqu'en 2014 où à l'occasion d'un échange avec le président de l'association Témoignage d'un passé, elle tombe des nues.

"J'ai appris que mon arrière grand-père paternel était à bord de l'Iphigénie, le tout premier convoi de bagnards envoyé depuis Toulon en Nouvelle-Calédonie en 1864. Il avait le matricule 247, on ne m'en avait jamais parlé", poursuit-elle, précisant que ce cambrioleur récidiviste avait écopé de 12 ans de travaux forcés.

20 ans d'attente pour le mémorial

Le 6 mai, Marlène n'a pu retenir ses larmes lors de l'inauguration du site historique de l'île Nou à Nouméa, projet reporté puis redimensionné pendant plus de 20 ans. "Enfin, ils ont une reconnaissance", lâche cette retraitée, se réjouissant "qu'aujourd'hui, ses enfants sont complètement désinhibés par rapport à leur généalogie."


Le bâtiment est situé sur la presqu'île de Nouville, ancienne île Nou, épicentre de la colonisation pénale avec pénitencier, logements de fonctionnaires, chapelle, boulangerie, magasins ou écuries. Au coeur du site, "une vidéo très réaliste immerge le visiteur dans l'univers bagnard avant un itinéraire en 7 modules" retraçant le parcours du condamné, explique Emmanuelle Eriale, directrice et membre de l'association Témoignage d'un passé, à qui la gestion de l'établissement a été confiée.

"Après des années d'embûches et de déceptions", avait rappelé auprès de Nouvelle-Calédonie la 1ère le président de l’association Témoignage d’un passé. "C’est vraiment une attente de la population", insistait Yves Mermoud. "Ces familles de Brousse, ces familles qui ont un lien filial direct avec l’histoire du bagne, pour qu’elles découvrent là où ont vécu leurs ancêtres."

► Emmanuelle Royer-Eriale est revenue sur la genèse du projet de musée, avec Loreleï Aubry de Nouvelle-Calédonie la 1ère. Un entretien à retrouver ici :


Le lieu retrace le parcours des 21.523 "transportés", selon le terme désignant les condamnés aux travaux forcés allant de 5 ans à la perpétuité. Tous les forçats ayant écopé de plus de 8 ans de bagne avaient en plus à leur libération l'obligation de résider définitivement en Nouvelle-Calédonie.

Environ 3.000 "relégués", dont 500 femmes, frappés par une loi de 1885 sur la récidive, ont également été envoyés définitivement "à la Nouvelle"(Calédonie), comme on la surnommait alors, mais finalement dirigés vers l'île des Pins (sud) et non l'île Nou.

"La Nouvelle" fût aussi la terre d'exil de quelque 4.000 communards, faits prisonniers par les Versaillais lors de la "semaine sanglante" de mai 1871. Louise Michel figure au rang de ces déportés politiques. Le dernier convoi de bagnards est arrivé en 1897 à Nouméa, mais la fin officielle du bagne n'est prononcée qu'en 1931.

Droit à l'oubli

Il n'y a qu'une vingtaine d'année que l'ascendance bagnarde n'est plus une honte, voire une infamie dans la société calédonienne. "La Nouvelle-Calédonie a longtemps été un pays où les gens ont réclamé le droit à l'oubli plutôt que le devoir de mémoire", analyse Louis-José Barbançon, historien dont les travaux pour exhumer et réhabiliter ce passé font référence.

Cheville ouvrière du "Site historique de l'île Nou", il a publié fin 2020 Le Mémorial du bagne calédonien, un ouvrage monumental de plus de 1.000 pages, très iconographique, qui est un succès de librairie. "La colonisation pénale a été une forme de colonisation d'Etat, qui a permis le peuplement. C'est ça qui rend le bagne spécifique car il est, avec la colonisation libre, une des matrices de la société calédonienne", insiste M. Barbançon, lui-même héritier des deux types de colonisation.

En 1898, la Nouvelle-Calédonie compte en effet 12.732 habitants aux racines pénales, soit le quart de la population totale. D'ici septembre 2022 se tiendra en Nouvelle-Calédonie, où les Kanak (peuple premier) forment aujourd'hui plus de 40% de la population, un troisième et dernier référendum sur l'indépendance. 

Les deux premiers, en 2018 et 2020, ont été remportés par les partisans de la France (56,7% puis 53,3%). Ils ont une nouvelle fois mis en lumière la dualité de la société calédonienne, où la réconciliation des mémoires est un des enjeux du maintien de la paix.