"Exterminez toutes ces brutes" : les racines du mal selon le réalisateur Raoul Peck

"Exterminez toutes ces brutes" est une série de quatre documentaires qui interrogent les faits et les conséquences engendrés par les génocides et le colonialisme. Le réalisateur haïtien Raoul Peck décortique les fondations d'une "suprématie blanche" sur les autres ethnies. Bouillonnant et puissant.

Après le succès international de son précédent film I am not your negro (2016) autour de l’œuvre de l’écrivain américain James Baldwyn, Raoul Peck s’est senti obligé de continuer à creuser ce sillon qu’immanquablement son nouveau projet prolonge. Trois ans de travail dantesque pour en arriver à cette somme de quatre documentaires tous aussi riches les uns que les autres.

Le réalisateur ambitionne avec Exterminez toutes ces brutes dont il emprunte le titre au livre de Sven Lindqvist (paru aux éditions les Arènes), lui-même faisant référence à une nouvelle de Joseph Conrad « Au cœur des ténèbres », de montrer comment s’est exercée au fil des siècles la prétendue suprématie des Blancs sur les autres civilisations. Comment le pouvoir de domination s’est arrimé dans un seul camp au mépris de peuplades jugées inférieures, ne méritant visiblement pas l'appellation-même de civilisation. Civilisation le mot-clé et le ton est donné car c’est bien cela que sonde dans le fond Raoul Peck : qu’est-ce qui fait qu’une civilisation en est une ? Et surtout qui peut prétendre qu’une civilisation n’en est pas une ?

Exterminations, colonisations, civilisations 

Ce sont les trois maîtres-mots de ces quatre films. À travers l’extermination des Amérindiens lors de la "conquête de l’Ouest" américain, à travers le drame des esclavages et des colonisations ou à travers la Shoah, Raoul Peck illustre à chaque fois cette sordide réalité : un peuple est déclaré inférieur par un autre peuple qui se dit supérieur et qui fera tout pour l’affirmer et le confirmer. Par tous les moyens : en exterminant purement et simplement, en conquérant les terres, en les colonisant, en pratiquant des conversions forcées vers d’autres religions, en rééduquant, en créant des réserves, en isolant socialement et économiquement, en exploitant les corps et les biens, etc…

Le réalisateur d’origine haïtienne démontre à chaque fois comment il a été possible à travers le temps, comment il est possible encore aujourd’hui, de contraindre et de tordre l’ordre naturel des choses en faveur du profit et de la fausse gloire de nations occidentales. Un suprémacisme blanc jamais réellement nommé par Raoul peck qui se contente de démonstrations successives. Mais fortes. 

Une écriture particulière 

Quels sont les moyens employés par Raoul Peck ? Beaucoup beaucoup d’images d’archives : elles font la richesse des quatre documentaires. Pêle-mêle des images peu vues des Indiens dans leurs réserves, des clichés des colons avec les mises en scène du "bon nègre", des photographies prises dans les camps de concentration nazis, des extraits de films de famille d’Hitler, des images explicites de la guerre du Viêt Nam ; le tout s’entremêle avec d’autres représentations picturales plus artistiques : des peintures, des extraits de films... Raoul Peck raconte de sa voix rocailleuse les mille et une façons dont ces asservissements s’opèrent à travers l’Histoire et à travers les représentations qui ont été imposées par les historiens et les sociétés issus des pays dominants.

C’est tout un travail de rééquilibrage de cette Histoire que Exterminez toutes ces brutes entreprend et voudrait poursuivre. À la suite des trois auteurs que Raoul Peck à côtoyés et dont il s’inspire largement : Sven Lindqvist bien sûr, La Contre-histoire des Etats-Unis (éditions Wildproject, 2018), de Roxanne Dunbar-Ortiz et Silencing The Past (Beacon Press, 1995, non traduit), de l’anthropologue haïtien Michel-Rolph Trouillot.
Enfin, Raoul Peck a inséré également sa propre œuvre qui défile tout au long des quatre films comme le témoignage autobiographique d’un travail qu’il n’a jamais cessé de mener autour de ces questions. 

Un travail exigeant…

…qui nécessite toute l’attention du spectateur qui pourrait se perdre parfois dans une forme narrative complexe - avec par moments quelques touches de fiction voulues par le réalisateur pour retenir cette attention de son public. Raoul Peck le dit lui-même : il aurait eu de quoi faire une douzaine d’épisodes et les quatre finalement nés de toutes ces années de travail sont à voir et à revoir pour bien comprendre les différents niveaux de narration et d’informations distillées. Malgré cela, cette série Exterminez toutes ces brutes constitue des films essentiels à découvrir. Ne vous en privez pas. 

"Exterminez toutes ces brutes". Les quatre films sont à voir jusqu’au 08 avril 2022 sur le site de la chaîne Arte : (1/4) La troublante conviction de l'ignorance ; (2/4) P... de Christophe Colomb ; (3/4) Tuer à distance ; (4/4) Les belles couleurs du fascisme.