Depuis 2011, la Martinique, la Guadeloupe et la Guyane connaissent des arrivées massives d’algues sargasses sur leurs côtes. Les scientifiques commencent à comprendre peu à peu ce phénomène très récent. Les algues empoissonnent la vie des habitants et leur valorisation n'est pas facile.
#1 Depuis quand les sargasses nous agacent ?
"Les sargasses nous agacent, menacent notre vie". Ce slogan scandé par des manifestantes aux Antilles résume bien l’agacement provoqué par ces algues envahissantes. En l’espace de 10 ans, elles sont devenues après le chlordécone l’un des fléaux majeurs de la Martinique, de la Guadeloupe mais aussi dans une moindre mesure de la Guyane. Les paysages de ces deux îles ainsi que celui du littoral guyanais sont régulièrement pollués par ces tapis bruns.►Regardez ce décryptage réalisé en avril 2018 :
Face à ces algues envahissantes, la population est démunie, d'autant plus que si elles ne sont pas ramassées dans les 48h, leur pourissement entraîne la diffusion de gaz pestilentiels et dangereux pour la santé des riverains.
►Reportage en Martinique en 2011 :
Deux ou trois espèces de sargasses ?
Deux espèces de sargasses Sargassum fluitans et Sargassum natans qui prolifèrent dans l’Atlantique envahissent ainsi périodiquement et de façon massive les côtes des Caraïbes et de l’Amérique latine. Ce sont les seules algues au monde qui ne commencent pas leur vie accrochées au sol marin. Il semblerait selon l’équipe de l’IRD qui a mené une expédition Sargasses en 2017 qu’une troisième espèce existerait également. L’équipe de recherche (IRD – Institut Méditerranéen d’océanologie MIO) doit prochainement publier un article à ce sujet.►Pour en savoir plus sur l'expédition Sargasses :
Des années prolifiques : 2015 et 2018
Depuis 2011, il y a eu deux années particulièrement riches en échouages. Il s’agit de 2015 et de 2018. En 2013, les algues sargasses se faisaient rares. En 2015, la quantité d'algues explose. ►Reportage en Guyane en 2015 :Trois années plus tard, en 2018, la situation est encore plus critique. Le rapport parlementaire du sénateur Dominique Théophile parle "d’une crise inédite". En effet, en 2018, des écoles ferment, des abris anti-sargasses sont ouverts, certaines îles sont presque coupées du monde, tant les liaisons par bateau relèvent du casse-tête dans cette mer d’algues.►Chronologie d'une invasion de 2011 à 2019 en Guadeloupe :
#2 La réponse tardive du gouvernement
Quelques semaines plus tard, le gouvernement décide enfin d’agir. En juin 2018, les ministres de la Transition écologique, Nicolas Hulot, et des Outre-mer, Annick Girardin, se rendent en voyage officiel aux Antilles et annoncent un plan de lutte d'une dizaine de millions d’euros sur 2 ans.►Déclaration d'Annick Girardin et de Nicolas Hulot en Guadeloupe :
Nicolas Hulot déclare alors que des investissements et un appel à projet avec l'ADEME vont être lancés pour "créer une forme d'émulation sur l'innovation", tout en renforçant "la prévision satellitaire des phénomènes". Le ministre de la Transition écologique ajoute que "des capteurs" vont être mis en place pour informer la population de la présence de gaz "censés être dangereux".
Depuis cette déclaration, un dispositif opéré par Météo France a été mis en place à partir de janvier 2019. Désormais les échouages de sargasses font l'objet de bulletins de prévision sur les site internet de la DEAL (Direction de l'Environnement, de l'Aménagement et du Logement) en Martinique et en Guadeloupe.
Emmanuel Macron s'attaque aux sargasses
Quelques semaines après la visite de Nicolas Hulot, Emmanuel Macron part à son tour en voyage officiel aux Antilles en septembre 2018. Le président s'engage à "investir dans la recherche". L'Etat s'engage à "ce que les sargasses soient ramassées dans les 48h", réaffirme-t-il, "en achetant des machines"."Des discussions sont en cours pour que les biens matériels de nos concitoyens soient mieux assurés", ajoute-t-il. Les gaz dégagés (hydrogène sulfuré) par les algues sargasses en voie de putrefaction ont la fâcheuse conséquence d'endommager les composants électroniques.
Enfin le président ajoute qu'il faut poursuivre "la recherche pour valoriser ces algues et regarder vers l'avenir".
►Interview d'Emmanuel Macron par Guadeloupe la 1ère :
Le coup de gueule d'une élue
Ramasser les algues en 48h, c'est le principe. Mais quand les sargasses arrivent en quantité astronomique, la tâche relève du défi. C'est ainsi que lors du Grand débat national avec les maires d'Outre-mer lancé par Emmanuel Macron après la crise des gilets jaunes, une élue de Guadeloupe a fait entendre sa voix le 1er février 2019."Ramasser les sargasses en 48h ce n’est pas possible, déclare la maire de Capesterre de Marie-Galante, Marlène Miraculeux-Bourgeois. Il faudrait que vous puissiez venir voir le volume de sargasses que nous ramassons par jour. (…) Les gens s’en vont petit à petit à cause des sargassses. (…) Je ne suis pas venue pleurnicher ni quémander une aide de l’Etat mais je voudrais qu’on nous considère et qu’on nous accompagne comme tout citoyen de France hexagonale dans une pareille catastrophe", déclare-t-elle au palais de l'Elysée.
Depuis l'élue a démissionné de son mandat de maire en avril 2019. A son tour, Victorin Lurel, ex-ministre des Outre-mer de François Hollande, s'est fait le porte-parole de la colère des élus antillais. Lors de la Conférence internationale sur les sargasses organisée en novembre 2019 en Guadeloupe, le sénateur a dénoncé le fait que le ramassage des algues relève toujours de la responsabilité des communes et pèse lourdement sur leurs finances.
►Réaction de Victorin Lurel (en dessous de celle de Jean-Claude Pioche, président de l'association des maires de Guadeloupe) à la Conférence internationale sur les sargasses :
#Sargassum2019 "C'est bien une catastrophe naturelle (...) Il faut que l'Etat assume ces conséquences-là", lance Victorin Lurel. Le sénateur de #Guadeloupe souhaite poursuivre la discussion avec le gouvernement, après cette conférence #sargasses. pic.twitter.com/awVxlFLzWt
— Guadeloupe la 1ère (@guadeloupela1e) October 26, 2019
#3 Pourquoi les sargasses échouent en masse aux Antilles et en Guyane ?
En France, le phénomène des sargasses est assez peu étudié. Il a fallu la catastrophe de 2011 en Martinique et en Guadeloupe pour que les chercheurs commencent à s’intéresser au sujet. Par ailleurs, l’Etat a pris tardivement en compte l’ampleur du phénomène. Ce n’est que très récemment que des fonds ont été alloués à la recherche.Manque de moyens
Malgré tout,"depuis 2011, on constate une inertie assez grande, note Thomas Changeux, directeur adjoint de l'Institut méditerranéen d'océanologie. Pour se débarasser des sargasses, on trouve de l'argent, en revanche pour comprendre le phénomène c'est plus dur".►Thomas Changeux (interview radio):
Recherche aux Etats-Unis
En revanche, aux Etats-Unis, les scientifiques étudient depuis les années 20 les algues sargasses. La présence d’une mer des sargasses au large de la Floride, bien connue des navigateurs -Christophe Colomb en fait une description dans son carnet de bord- explique cet intérêt précoce.Brian Lapointe, biologiste à l’Institut océanographique Harbor Branch de l’université Florida Atlantic scrute à la loupe les sargasses depuis plus de 30 ans. Il note que les bancs de sargasses en mer servent à la fois d’abri et de garde-manger mobile pour de multiples espèces marines. Thomas Changeux de l’IRD raconte dans un documentaire intitulé Sargasses : algues brunes, idées vertes que "ces bancs ne posent pas de problèmes en mer". C’est leur échouage qui est problématique. Le chercheur précise qu’en mer, "certains bancs peuvent atteindre 7 mètres de profondeur". Il a eu l’occasion de l'observer de ses propres yeux lors d’une expédition organisée par l’IRD et l’Université de Marseille.
Agriculture intensive en Amazonie
En Guyane, le directeur de l’antenne de l'Ifremer, Fabian Blanchard s’est emparé du sujet très tôt. Et c’est avec beaucoup de pédagogie qu’il explique le phénomène de l'invasion des sargasses sur Guyane la 1ère en mai 2015.Phosphates et nitrates
Fabian Blanchard note que des algues pullulent au large du Brésil enrichies grâce "aux nitrates et aux phosphates" charriés par les immenses fleuves du Brésil tels que l’Amazone. Ces nitrates et phosphates sont présents dans les engrais utilisés dans l’agriculture intensive. Leur arrivée dans les cours d’eau est favorisée par les pluies et la déforestation.Pour le directeur de l'Ifremer, c'est donc une hypothèse assez solide. D'autant plus que ces phosphates et nitrates qui ne sont pas présents normalement en mer, constituent des nutriments permettant aux algues de se développer. Pour Thomas Changeux, contacté par Outre-mer la 1ère, l'hypothèse de la "fertilisation accrue de l'Atlantique tropicale Nord est très séduisante, mais ce n'est pas prouvé". Le chercheur note que "les mesures en mer" montrent que les phosphates et les nitrates "se diluent très vite. Ce n'est donc pas aussi simple que l'on n'imaginait".
"Avec les sargasses, on n'est très loin de comprendre le phénomène, ajoute le scientifique, ce n'est pas comme les algues vertes en Bretagne qui sont clairement la conséquence d'un nombre de porcheries bien trop grand".
La température de l'eau
Par ailleurs, comme l'explique à son tour Fabian Blanchard, le changement climatique et ses conséquences telles que le réchauffement de la température de l’Océan semble aussi être un facteur favorable à la croissance des sargasses. Les algues croissent et se déplacent par nappe en fonction des courants et vont se déposer sur les côtes de la Caraïbes et de l’Amérique latine.
►Fabian Blanchard (interview radio) :
"Grande ceinture de sargasses"
Mais d'où viennent ces algues sargasses ? Les chercheurs ont d'abord pensé qu'ellles provenaient de la mer des sargasses située au large de la Floride. Mais en 2013, une équipe de scientifiques du Canada menée par Jim Gower a montré qu’une "nouvelle petite mer des sargasses" s’est constituée au large du Brésil. Grâce au suivi satellitaire, les scientifiques du Canada mais aussi de Guadeloupe ont mis en évidence cette nouvelle zone de développement des algues.
Dans une note, Franck Mazéas de la DEAL (Direction de l'environnement, de l'aménagement et du logement) ajoute que "cette petite mer des sargasses" se situe dans une zone où les algues peuvent trouver de quoi se "nourrir". "Ces nutriments proviennent du fleuve Congo (en Afrique), de l'Amazone, des upwellings équatoriaux (remontées d'eaux froides du fond) et des poussières de sables du Sahara riches en fer et Phosphates". Les sargasses ont trouvé leur paradis.Enfin selon une étude récente, il semblerait que cette petite mer des sargasses se soit créée grâce à des vents d’ouest inhabituellement forts et orientés vers le sud pendant l’hiver 2009-2010. Des algues sargasses auraient donc été transportées grâce aux vents et aux courants de la mer des sargasses dans l’hémisphère nord à l’Atlantique tropical en avril-mai 2011.
#4 Quelles sont les conséquences de ces arrivées massives ?
Selon le rapport parlementaire de Dominique Théophile, cinq secteurs sont particulièrement touchés : "le tourisme, l’écologie (érosion des plages, poissons morts), la pêche, la santé et l’industrie (détérioration de matériel)".
Tourisme en berne
L’arrivée massive d’algues est une plaie pour le tourisme. D’autant que certains sites en période de crise sont interdits à la baignade. Les hôtels, les restaurants, les commerces de bord de mer pâtissent de l’invasion des algues. Les clients annulent tout simplement leur séjour ou se font plus rare. La mer recouverte d’algues brunes n’a plus rien de paradisiaque.Pour les pêcheurs, l’arrivée massive de sargasses rend la navigation compliquée. Le fonctionnement des moteurs des bateaux de pêche peut être très perturbé. Seuls les gros bateaux parviennent à tirer leur épingle du jeu.
A proximité des côtes, la lumière ne traverse plus l’eau de mer rendue opaque par les échouages massifs. Tout l’écosystème marin est perturbé. Beaucoup d’espèces, les crevettes, les poissons, les crabes meurent par asphyxie.
Gènes respiratoires
Pire, au bout de quelques jours, les algues entrent en décomposition et produisent un gaz nocif, de l’hydrogène sulfuré qui peut provoquer des gènes respiratoires. A Capesterre de Marie-Galante, Stéphane Cattoni, médecin généraliste décrivait en 2018 les symptômes provoqués par l’accumulation des sargasses : "la gorge qui pique, les yeux qui brûlent, cette toux sèche dont on ne peut pas éviter l’arrivée car l’hydrogène sulfuré brule les muqueuses, ajouté à des phénomènes de fatigue, de nausées et de troubles digestifs".►Regardez ce reportage réalisé en Martinique en juillet 2015 :Seul remède à l’intoxication : s’éloigner des sargasses. Lorsque le seuil de 1 PPM (1 particule de sulfure d’hydrogène par million) est dépassé, l’accès aux plages est déconseillé aux personnes fragiles selon le Haut conseil de santé publique. Au-delà de 5 PPM, l’accès aux plages est réservé aux personnes équipées de protection.
En plus de l’hydrogène sulfuré, les algues en décomposition relâchent aussi un autre gaz : l’ammoniac, le NH3. "Le NH3 est très toxique pour l’homme car il est très agressif pour les muqueuses. Il est très irritant pour les yeux, les bronches, le système respiratoire en général", explique Jack Molinié, spécialiste des pollutions atmosphériques et professeur à l’Université des Antilles.
►Regardez ce reportage de Guadeloupe la 1ère tourné en avril 2018 :Enfin, ces gaz n’ont pas que des effets sur la santé, ils détériorent aussi certains matériaux et les composants électroniques.
#5 Que faire des algues sargasses ?
Pour faire en sorte d’éviter les désagréments causés par les sargasses, le gouvernement a préconisé une mesure simple, les ramasser dans les 48h. C’est la solution la plus simple en apparence et la plus efficace, mais elle est très coûteuse et pèse sur les budgets des collectivités locales. En 2018, le gouvernement a débloqué 1,7 millions juste pour ramasser ces algues.Pour ramasser les sargasses, il y a plusieurs solutions. Le ramassage peut-être soit manuel, soit mécanique. En 2015, l’ADEME (Agence de la transition écologique) avait lancé un appel à projet. 15 projets avaient été sélectionnés. Parmi eux, les filets aujourd’hui abandonnés, le Trucsor, un char capable de nettoyer une plage de ses sargasses en un temps record ou encore le Sargator utilisé en Guadeloupe et en Martinique qui s’avère particulièrement efficace.
►Regardez à ce sujet ce reportage de Martinique la 1ère :
Ramassage des algues
Au Robert en Martinique, commune très touchée par le phénomène des sargasses comme au Vauclin, on essaie d’innover. En janvier 2019, "le Lougarou" a été testé pour la première fois. Cet appareil peut collecter en mer jusqu’à 6 tonnes de sargasses par heure. La commune a fait l’acquisition de deux machines de ce type. Chaque Lougarou coûte plus d’un million d’euros.
Des barrages pour les sargasses
Autre innovation au Robert en Martinique : la mise en place de centaines de cubes au large pour stopper l’arrivée des sargasses. C’est la troisième année que la commune se dote ainsi de protections au large. Après les bouées jaunes flottantes disposées sur 400 mètres et 1m20 de profondeur, la mairie avait mis en place un barrage composé de grillages et de cubes flottants. Cette année, place aux cubis. Sur 6 km, des cubes en plastiques dotés de filets ont été installés au large de la côte afin de bloquer les algues au large.Comment valoriser les algues ?
Le ramassage est compliqué et coûteux, mais que faire ensuite de ces algues ? Il faut les stocker. Ce qui n’est pas simple non plus au vue des désagréments qu’elles causent. Et dans l’idéal, il faudrait les valoriser.La première tentative a consisté à utiliser les sargasses comme engrais. Mais on ne peut les utiliser telles qu’elles car elles contiennent des métaux lourds tels que l’arsenic et le plomb néfastes pour l’agriculture. Il est donc nécessaire d’éliminer ces métaux lourds après avoir au préalable dessalé les algues.
Innover
Aujourd’hui les porteurs de projets se penchent vers des applications plus ciblées et rémunératrices. En termes de rémunération, Thomas Changeux, chercheur à l’IRD précise que "les cosmétiques, l’alimentation, le papier et enfin les engrais" sont les domaines les plus rémunérateurs.Fabian Blanchard de l’Ifremer y voit aussi une possibilité pour lutter contre l’érosion des côtes. "Les Américains l’utilisent pour stabiliser leurs dunes et limiter les problèmes d’érosion des plages et donc la destruction des maisons qui se trouvent au bord des plages".
La sargasse, matière première des emballages ?
A Saint-Barthélémy, Pierre-Antoine Guibout souhaite transformer les algues sargasses en pâte à papier. " Avec l’uberisation des repas, les entreprises sont de plus en plus à la recherche d’emballage biosourcé. La sargasse pourrait faire une bonne matière première".L’entrepreneur s’est donc lancé dans l’aventure et a fondé Sargasse Project. Pour l’instant, il travaille en étroite relation avec le CEVA, un laboratoire en Bretagne près de Paimpol, spécialisé dans les algues depuis 40 ans. Lauréat du projet innovation d’Outre-mer en 2019, Pierre-Antoine Guibout doit aussi lever des fonds pour mener à bien son entreprise de valorisation des sargasses. La route est longue, mais il y croit très fort.