Le nouveau livre de l’écrivain martiniquais Raphaël Confiant, une autobiographie imaginée du médecin et essayiste engagé Frantz Fanon, sera en librairie à partir du mois de mai. La1ere.fr a déjà pu lire cet ouvrage passionnant et livre en exclusivité une interview de son auteur.
C’est un sacré défi qu’a su relever avec brio Raphaël Confiant : écrire une autobiographie « imaginée » du psychiatre et militant révolutionnaire martiniquais Frantz Fanon (1925 – 1961), auteur des célèbres « Peau noire, masques blancs » et des « Damnés de la terre ». Dans « L’insurrection de l’âme. Frantz Fanon, vie et mort du guerrier-silex », (Caraïbéditions) avec « guerrier-silex » comme clin d’œil à un poème d’Aimé Césaire sur Fanon, Raphaël Confiant nous entraîne sur les pas du médecin et essayiste antillais.
On est tout de suite happé par ce texte d’une incroyable force qui regorge de références et de détails historiques relatifs à la vie de Frantz Fanon. Alternant récit autobiographique et mise en perspective d’un parcours hors du commun, l’auteur revient sur toutes les étapes de l’itinéraire de Fanon, de son travail de psychiatre à Blida en Algérie à son lit d’hôpital près de Washington où il mourra en 1961, en passant par son enfance à la Martinique et ses études en France. Dans l’ouvrage qui se lit quasiment comme un roman, Raphaël Confiant donne à voir toute l’humanité de celui que l’on a toujours plutôt considéré sous l’angle analytique et politique. Pour la1ere.fr, l’auteur revient sur la genèse de son livre.
Comment avez-vous reconstitué avec toutes ces précisions, non seulement le parcours mais également le profil psychologique de Frantz Fanon ?
Raphaël Confiant : "Je lis et relis Fanon depuis près de trente ans ainsi que tout ce qui s'écrit sur sa personne et son œuvre. Fanon n'était pas homme à se livrer, il détestait même cela, mais il est possible, en filigrane de ses textes, en recoupant des informations données ici et là par ceux qui l'ont fréquenté en Martinique, en France, en Algérie et en Tunisie, de reconstituer l'homme derrière le militant révolutionnaire. C'est ce que mon livre a eu l'ambition de réaliser, en évitant toutefois d'empiéter sur son jardin secret c'est-à-dire ses relations avec son épouse et ses enfants. Ceux-ci n'apparaissent que fortuitement dans cette reconstitution."
Vous montrez dans ce livre comment Fanon a dévoué son existence à la révolution algérienne. Etait-il déçu par les Martiniquais selon vous, désabusé par la situation sur place ?
"On oublie qu'après son doctorat en médecine psychiatrique à l'Université de Lyon, Fanon était rentré à la Martinique pour faire un bref remplacement à l'hôpital de Colson, puis qu'il exerça comme médecin au Vauclin où il a pu mesurer l'extrême misère qui régnait dans nos campagnes en ce début des années 50. Mesurer aussi l'ignominie de ses collègues médecins qui n'avaient que dédain pour les pauvres. Sans compter le dédain des autres secteurs de la petite et grande bourgeoisie de couleur : enseignants, avocats, pharmaciens et autres. Sans compter l'exploitation éhontée exercée par les Békés. Face à cela, que constatait Fanon ? Des politiciens tièdes, vaguement autonomistes, toujours prêts au compromis, obnubilés par la conservation de leurs postes. Fanon décide alors de quitter la Martinique en prononçant cette phrase terrible : "Dans ce pays, il y a plus de pantalons que d'hommes !".
Vous-même avez vécu et travaillé en Algérie à une certaine époque. Cela vous a-t-il aidé dans votre démarche biographique, et quels souvenirs gardez-vous de cette période ?
"J'ai voulu comme bien d'autres jeunes Martiniquais des années 70-80, une fois terminées mes études en France, rejoindre la révolution algérienne. Près d'une quinzaine d'années donc après l'indépendance de l'Algérie qui s'est produite en 1962. Au moment où j'arrive et suis accueilli par Daniel Boukman, l'un des rares appelés antillais à avoir refusé d'endosser l'uniforme militaire français pour combattre le FLN (Front de libération nationale algérien, ndlr) et qui l'a payé très cher, la situation a beaucoup changé. Le président Ben Bella a été renversé et Houari Boumedienne est au pouvoir. Il va initier deux grandes réformes qui m'intéresseront beaucoup : d'abord, l'arabisation c'est-à-dire le remplacement du français par l'arabe dans les écoles, l'administration, les médias etc... La révolution agraire c'est-à-dire la redistribution aux "fellahs" (paysans) des grands domaines agricoles abandonnés par les colons et souvent récupérés à leur profit par les nombreux "colonels" de l'Armée de libération nationale. Ces réformes vont, hélas, échouer, mais je garde un souvenir très fort de cette période car l'Algérie était alors le chantre et le centre du Tiers-mondisme. A Alger, on pouvait croiser des Palestiniens de l'Organisation de libération de la Palestine, des Tchadiens du FROLINAT (Front de libération nationale du Tchad, ndlr), des Cap-Verdiens du PAIGC (Parti africain pour l'indépendance de la Guinée et du Cap-Vert), des Sud-Africains de l'ANC (Congrès national africain), des Irlandais de l'IRA (Irish Republican Army, Armée républicaine irlandaise), et même des Black Panthers des Etats-Unis. Et puis, il y a ce peuple magnifique, cette langue, cette culture, cette religion qui m'ont fascinés. J'ai compris pourquoi Fanon s'était voulu algérien."
La pensée de Fanon concernant la psychologie martiniquaise, ses analyses de la violence coloniale et des sociétés dominées a-t-elle encore une actualité d’après vous ?
"Plus que jamais ! La violence coloniale ne s'exerce plus à coups de baïonnette, mais d'allocations, de subventions, d'imposition culturelle, de chaînes de télévision crétinisantes, d'infantilisation permanente, toutes choses qui font du Martiniquais un être non pas déséquilibré, mais intranquille. Il n'y a qu'à voir comment les gens conduisent sur ce territoire de 80 kms de long sur 30 de large ! L'anthropologue Francis Affergan a bien analysé cette pulsion quasi-suicidaire. Il n'y a qu'à voir aussi l'arrivisme, la soif de pouvoir, l'improductivité, la corruption parfois qui sévissent chez nos intellectuels et autres universitaires pour comprendre que quelque chose ne tourne pas rond dans cette île aux fleurs bien fanées. Car, il faut savoir que Fanon n'a pas été seulement un révolutionnaire, il fut aussi un innovateur en matière de psychiatrie adaptée aux situations coloniales qui publia beaucoup dans des revues scientifiques. Hélas, aujourd'hui, la psychiatrie est sinistrée en Martinique car tenue par des gens qui nient la violence coloniale et qui font semblant de soigner comme s'ils se trouvaient à Mont-de-Marsan ou à Carcassonne. Donc, oui, relire Fanon est encore et plus que jamais indispensable !"
Quel est le livre de Frantz Fanon qui vous a le plus marqué, et pourquoi ?
"Difficile de répondre à cette question ! Mais "Les Damnés de la terre", qu'Aimé Césaire s'était refusé à préfacer, rappelons-le, ce que fit, par contre, Jean-Paul Sartre, est, par le souffle qui le porte, par sa puissance d'indignation et son côté prophétique, un texte qui me transporte chaque fois qu'il m'arrive de m'y replonger, au point que j'en connais presque par cœur certains passages."
On est tout de suite happé par ce texte d’une incroyable force qui regorge de références et de détails historiques relatifs à la vie de Frantz Fanon. Alternant récit autobiographique et mise en perspective d’un parcours hors du commun, l’auteur revient sur toutes les étapes de l’itinéraire de Fanon, de son travail de psychiatre à Blida en Algérie à son lit d’hôpital près de Washington où il mourra en 1961, en passant par son enfance à la Martinique et ses études en France. Dans l’ouvrage qui se lit quasiment comme un roman, Raphaël Confiant donne à voir toute l’humanité de celui que l’on a toujours plutôt considéré sous l’angle analytique et politique. Pour la1ere.fr, l’auteur revient sur la genèse de son livre.
Comment avez-vous reconstitué avec toutes ces précisions, non seulement le parcours mais également le profil psychologique de Frantz Fanon ?
Raphaël Confiant : "Je lis et relis Fanon depuis près de trente ans ainsi que tout ce qui s'écrit sur sa personne et son œuvre. Fanon n'était pas homme à se livrer, il détestait même cela, mais il est possible, en filigrane de ses textes, en recoupant des informations données ici et là par ceux qui l'ont fréquenté en Martinique, en France, en Algérie et en Tunisie, de reconstituer l'homme derrière le militant révolutionnaire. C'est ce que mon livre a eu l'ambition de réaliser, en évitant toutefois d'empiéter sur son jardin secret c'est-à-dire ses relations avec son épouse et ses enfants. Ceux-ci n'apparaissent que fortuitement dans cette reconstitution."
Vous montrez dans ce livre comment Fanon a dévoué son existence à la révolution algérienne. Etait-il déçu par les Martiniquais selon vous, désabusé par la situation sur place ?
"On oublie qu'après son doctorat en médecine psychiatrique à l'Université de Lyon, Fanon était rentré à la Martinique pour faire un bref remplacement à l'hôpital de Colson, puis qu'il exerça comme médecin au Vauclin où il a pu mesurer l'extrême misère qui régnait dans nos campagnes en ce début des années 50. Mesurer aussi l'ignominie de ses collègues médecins qui n'avaient que dédain pour les pauvres. Sans compter le dédain des autres secteurs de la petite et grande bourgeoisie de couleur : enseignants, avocats, pharmaciens et autres. Sans compter l'exploitation éhontée exercée par les Békés. Face à cela, que constatait Fanon ? Des politiciens tièdes, vaguement autonomistes, toujours prêts au compromis, obnubilés par la conservation de leurs postes. Fanon décide alors de quitter la Martinique en prononçant cette phrase terrible : "Dans ce pays, il y a plus de pantalons que d'hommes !".
Vous-même avez vécu et travaillé en Algérie à une certaine époque. Cela vous a-t-il aidé dans votre démarche biographique, et quels souvenirs gardez-vous de cette période ?
"J'ai voulu comme bien d'autres jeunes Martiniquais des années 70-80, une fois terminées mes études en France, rejoindre la révolution algérienne. Près d'une quinzaine d'années donc après l'indépendance de l'Algérie qui s'est produite en 1962. Au moment où j'arrive et suis accueilli par Daniel Boukman, l'un des rares appelés antillais à avoir refusé d'endosser l'uniforme militaire français pour combattre le FLN (Front de libération nationale algérien, ndlr) et qui l'a payé très cher, la situation a beaucoup changé. Le président Ben Bella a été renversé et Houari Boumedienne est au pouvoir. Il va initier deux grandes réformes qui m'intéresseront beaucoup : d'abord, l'arabisation c'est-à-dire le remplacement du français par l'arabe dans les écoles, l'administration, les médias etc... La révolution agraire c'est-à-dire la redistribution aux "fellahs" (paysans) des grands domaines agricoles abandonnés par les colons et souvent récupérés à leur profit par les nombreux "colonels" de l'Armée de libération nationale. Ces réformes vont, hélas, échouer, mais je garde un souvenir très fort de cette période car l'Algérie était alors le chantre et le centre du Tiers-mondisme. A Alger, on pouvait croiser des Palestiniens de l'Organisation de libération de la Palestine, des Tchadiens du FROLINAT (Front de libération nationale du Tchad, ndlr), des Cap-Verdiens du PAIGC (Parti africain pour l'indépendance de la Guinée et du Cap-Vert), des Sud-Africains de l'ANC (Congrès national africain), des Irlandais de l'IRA (Irish Republican Army, Armée républicaine irlandaise), et même des Black Panthers des Etats-Unis. Et puis, il y a ce peuple magnifique, cette langue, cette culture, cette religion qui m'ont fascinés. J'ai compris pourquoi Fanon s'était voulu algérien."
La pensée de Fanon concernant la psychologie martiniquaise, ses analyses de la violence coloniale et des sociétés dominées a-t-elle encore une actualité d’après vous ?
"Plus que jamais ! La violence coloniale ne s'exerce plus à coups de baïonnette, mais d'allocations, de subventions, d'imposition culturelle, de chaînes de télévision crétinisantes, d'infantilisation permanente, toutes choses qui font du Martiniquais un être non pas déséquilibré, mais intranquille. Il n'y a qu'à voir comment les gens conduisent sur ce territoire de 80 kms de long sur 30 de large ! L'anthropologue Francis Affergan a bien analysé cette pulsion quasi-suicidaire. Il n'y a qu'à voir aussi l'arrivisme, la soif de pouvoir, l'improductivité, la corruption parfois qui sévissent chez nos intellectuels et autres universitaires pour comprendre que quelque chose ne tourne pas rond dans cette île aux fleurs bien fanées. Car, il faut savoir que Fanon n'a pas été seulement un révolutionnaire, il fut aussi un innovateur en matière de psychiatrie adaptée aux situations coloniales qui publia beaucoup dans des revues scientifiques. Hélas, aujourd'hui, la psychiatrie est sinistrée en Martinique car tenue par des gens qui nient la violence coloniale et qui font semblant de soigner comme s'ils se trouvaient à Mont-de-Marsan ou à Carcassonne. Donc, oui, relire Fanon est encore et plus que jamais indispensable !"
Quel est le livre de Frantz Fanon qui vous a le plus marqué, et pourquoi ?
"Difficile de répondre à cette question ! Mais "Les Damnés de la terre", qu'Aimé Césaire s'était refusé à préfacer, rappelons-le, ce que fit, par contre, Jean-Paul Sartre, est, par le souffle qui le porte, par sa puissance d'indignation et son côté prophétique, un texte qui me transporte chaque fois qu'il m'arrive de m'y replonger, au point que j'en connais presque par cœur certains passages."