Professeur intervenant en stratégie, leadership et négociations à l’Ecole de Commerce de Guyane, Keita Stephenson est membre de plusieurs think-tanks français et internationaux. Depuis 2017, il a fondé et préside le RÉseau des Acteurs Guyanais pour une Insertion Réussie (RÉAGIR) qui pilote l’École de la Deuxième Chance de Guyane (E2C Guyane). Il est également l’auteur de l’essai "Demain, c’est nous ! Moisson guyanaise" (Silex/Nouvelles du Sud Association Guyanaise d’Édition) et co-auteur de l’ouvrage collectif "Quelle école pour les enfants de Guyane ?"
Un peu plus d'un an après le mouvement social qui a secoué la Guyane, comment analysez-vous la situation actuelle ?
Keita Stephenson : Il y a des résultats visibles tels que la mise en place du plan d’urgence et de dotations pour les services de base. Cependant, l’histoire des Outre-mer montre que les plans issus des mouvements sociaux ne stimulent pas toujours l’entrepreneuriat, l’investissement ou l’emploi. Aujourd’hui, plus personne n’ignore que ce territoire accueille d’une part une population, jeune, féconde, issue des cinq continents, trop peu formée et majoritairement pauvre et d’autre part, la prouesse industrielle du siècle passé, le spatial, et l’atout décisif de l’économie du XXIe siècle qui est la biodiversité. Cette prise de conscience, loin de mobiliser autour d’un projet de société, a surtout révélé des fractures que des dotations financières ne peuvent résorber. Cela interroge l’action de l’État, qui reconnaissant des défaillances, réajuste méthodologie et positionnement pour les compenser.
Elle interroge aussi le modèle de société que l’on souhaite bâtir en Guyane. Elle ne sera ni métropolitaine, ni créole. Un an après les marches qui ont rassemblé la diversité de la population, se cherche une mobilisation qui invente, entreprend, produit.
Trois verrous semblent entraver la collaboration de toutes les composantes du territoire. Le rattrapage qui enferme dans une logique de gestion des manques plutôt que de stimulation des atouts, la question identitaire qui ne valorise pas la culture comme ressource mais comme différence, et le débat statutaire qui ne règle pas le problème de la pratique du pouvoir et du déficit démocratique. Aussi, pour se retrouver, les communautés ont besoin de se projeter non vers le rattrapage d’un modèle économique lointain auquel s’adapter mais vers le décollage d’un modèle original. Elles ont besoin de moyens pour connecter leurs ressources culturelles afin de mieux valoriser les ressources naturelles et utiliser les ressources technologiques à leur portée. Elles ont besoin de capacités de participation et d’une vision claire d’un futur possible et souhaitable, pour construire le statut politique en phase avec leur originalité.
Quelles seraient selon vous les solutions pour sortir la collectivité de l'impasse ?
Un Big-Bang ! Pour trouver un accès, il faut oser le détour. La Guyane est mondiale, par la diversité de sa population et l’impact mondial de son développement : c’est le deuxième parc forestier tropical du monde, au sein d’une réserve mondiale d’eau douce et de biodiversité. Les solutions pour les relier et produire de la valeur, impliquent d’intégrer la mondialisation par le haut. Dans la nouvelle économie, plus collaborative et transnationale que jamais, l’être va primer sur l’avoir : être mobile n’est pas avoir une voiture. Concrètement, la stratégie économique peut se déployer en misant sur des fiscalités originales plutôt que dérogatoires comme l’octroi de mer, un plan d’accueil de l’investissement (charte de responsabilité socio-environnementale, agence dédiée pour l’attractivité économique et touristique), des leviers structurants et stimulants (zones artisanales, généralisation des coopératives et de monnaies complémentaires, zones franches internationales, fonds de développement régional, tirant ses capacités de l’exploitation des ressources naturelles), l’élaboration avec l’ensemble de la population de Plans stratégiques pluriannuels et de suivi des finances publiques et un organe citoyen pour la transparence.
Néanmoins ces outils ne seront pas efficients sans un véritable plan pour l’éducation partout, pour tous, à tout âge et dans tous les segments de l’activité humaine. Petite enfance, scolarité, formation continue, études supérieures, apprentissage, culture et sport, ainsi que technologies.
Cela constitue un portefeuille d’activités prioritaires dont les sources de financement peuvent être diversifiées au nom des services éco-systémiques rendus par la Guyane à la planète. Investisseurs, industriels, fondations internationales et plateformes participatives y contribueraient. L’Université et les collectivités s’y projettent peu à peu. C’est l’urgence absolue. Construire une société de la connaissance, non pour sauver un DOM-TOM, mais contribuer à sauver le monde. Les jeunes Guyanais sont à former pour répondre aux besoins de compétences d’entreprises inventives et aux exigences de la citoyenneté dans une démocratie permettant de délibérer un projet de société.
Le projet minier Montagne d'Or est très controversé et le ton monte entre ses partisans et ses détracteurs. Quelle est votre opinion sur cette question ?
Une population sans accès à Internet et au courant, côtoyant l'industrie spatiale, suffit à expliquer interrogations et tensions. Les projets miniers suscitent partout des débats. L’un des enjeux de Montagne d’Or est de savoir à quelles conditions des projets industriels d’envergure peuvent s’implanter en Guyane. Pour la mine, celles-ci sont en partie posées par des cadres normatifs exigeants dont pourtant certains leur ont reproché de mettre la Guyane sous cloche l’isolant de son marché régional, son environnement amazonien ou ses traditions. D’autres conditions pourraient être élaborées afin d’assurer qu’un ensemble de critères soit rempli. Il appartient aux acteurs locaux de porter un message, d’user de réseaux nationaux, internationaux et d’actions de sensibilisation. Puisque les ressources naturelles sont disponibles aux Guyanais, non pas à un instant donné, mais à travers les âges, on ne saurait accepter, non plus, qu’une seule génération en bénéficie. La nature fournissant à l'homme des moyens d'assurer son développement, il s'agit de déterminer à quel rythme et selon quelles modalités telle ressource pourra être exploitée au fil des générations.
On peut imaginer un Fonds de Valorisation des Ressources Naturelles en charge de récolter les revenus des activités industrielles sensibles (essences, mines, molécules, eau, etc.) pour le compte des collectivités et représentants coutumiers, dédié au financement de projets pour une stratégie pour le développement durable, l’innovation et/ou l’économie solidaire.
Il n’est en effet pas souhaitable que les revenus tirés de l’exploitation des ressources naturelles soient utilisés en dehors du contrôle et de la surveillance des Guyanais, pas plus qu’ils soient dilapidées dans une course effrénée au développement. Sans ce fondement, aucune société ne pourra émerger et vivre durablement et en paix en Guyane. Et surtout, il s’agit d’une occasion de poser les conditions concrètes et crédibles pour des projets conséquents pour l’économie verte, bleue et mauve (énergies renouvelables, phone banking, e-learning, data centers, agroécologie, écotourisme, biomimétisme, etc.).