Modeste Testas se tient là, debout, sur les quais de la Garonne. Elle regarde au loin, de l'autre côté de la berge, le menton légèrement relevé. Un foulard entoure ses cheveux. De larges boucles pendent à ses oreilles. Elle est silencieuse. Cette femme, aujourd'hui immortalisée sous forme de statue, débarqua à Bordeaux à la fin du XVIIIᵉ siècle, achetée par les frères Testas, deux propriétaires de sucreries et de maisons dans les colonies. Modeste était une esclave. Une plaque posée à ses pieds rappelle aux passants et aux habitants de la ville le rôle joué par les Français dans la traite négrière et l'esclavage des Noirs. C'est ici, en Gironde, que le destin de cette Africaine envoyée à Saint-Domingue (actuelle Haïti) et 150 000 autres esclaves capturés, déportés et exploités, s'est scellé. Nombre de négociants et armateurs bordelais se sont enrichis sur leur dos. Et, ce passé longtemps occulté, Karfa Diallo et son association Mémoires & Partages ont voulu le dépoussiérer et le raconter.
Coiffé de son inséparable chapeau, Karfa Diallo nous attend près de l'École nationale de la magistrature, non loin de l'Hôtel de ville de Bordeaux. Seul élu noir au conseil régional de Nouvelle-Aquitaine, ce franco-sénégalais est arrivé en Gironde en 1995. "Par nécessité de justice", il s'est très vite engagé pour réhabiliter l'histoire noire de cette grande ville riche, dont le passé négrier est longtemps resté tabou. "Quand je suis arrivé, j'arrivais dans une ville prospère et riche, une ville qui était totalement amnésique de la contribution des Noirs à sa prospérité, explique-t-il. Une ville méprisante, totalement oublieuse de l'humanisme des Noirs."
En 1998, il contribue à la création de l'association Mémoires & Partages, dont l'objectif est de "sortir du silence historique" et de faire un "travail de reconnaissance (...), sans diabolisation, sans victimisation" de la mémoire liée à l'esclavage. Depuis quelques années, l'association propose des déambulations mémorielles dans cinq villes françaises – Bordeaux, La Rochelle, Le Havre, Bayonne et Paris – pour raconter l'histoire des afro-descendants.
Près de l'École nationale de la magistrature, Karfa Diallo montre un immense monument en pierre du XVᵉ siècle. C'est le Fort du Hâ. "Nous sommes juste devant ce qui, au XVIIIᵉ siècle, était une prison, un dépôt de Noirs", commente-t-il.
On peut s'étonner qu'il y ait eu des Noirs à Bordeaux, au XVIIIᵉ siècle, puisque la traite et l'esclavage des Noirs visaient à pourvoir en main d'œuvre les plantations coloniales en Amérique. Sauf que les négociants bordelais (...) ont acquis une culture créole, c'est-à-dire le fait d'avoir un personnel domestique de couleur. C'est comme ça qu'ils ont ramené leurs esclaves à Bordeaux.
Karfa Diallo, directeur de Mémoires & Partages
Bien que l'esclavage était interdit en France continentale, les riches propriétaires avaient droit à des dérogations royales. "Dès qu'un Noir n'était pas déclaré (...), ou restait plus de trois ans [sur le sol français], il pouvait être interpelé et mis au dépôt de Noirs" avant d'être ramené en Amérique, raconte le militant.
Faire de la pédagogie plutôt que d'effacer l'histoire
À chaque étape du parcours, Karfa Diallo associe une étape de la vie de l'esclave : la capture d'abord, la cale du bateau ensuite, puis la plantation, la résistance, le métissage et enfin la liberté. Arrivé au quartier Saint-Pierre, l'homme au chapeau s'arrête devant une plaque. "Ici était le couvent de la Merci", indique le panneau. Mais, ce qui y est écrit ne convient pas au directeur de Mémoires & Partages. Les religieux sont salués pour avoir racheté des esclaves et les avoir ramenés à Bordeaux afin de leur rendre leur liberté. Sauf qu'ils s'agissaient d'esclaves blancs et chrétiens, souligne Karfa Diallo. Des matelots enlevés par des pirates arabes. "Cette plaque apporte le témoignage du fait que les Bordelais avaient une conscience de l'esclavage. Mais de l'esclavage qui les concernait." Pas celui des Noirs.
Le tour continue. Nous traversons le centre de Bordeaux, avec ses maisons datant du Moyen Âge. Préservée des bombardements allemands lors de la Seconde Guerre mondiale, la ville a conservé ses bâtiments historiques. Comme sur la place de la Bourse, qui donne sur la Garonne, où s'alignent en demi-cercles le Musée national des douanes (où étaient dédouanés cacao, coton, tabac, café et toutes autres marchandises arrivant des Antilles au XVIIIᵉ siècle), la Chambre de commerce, et des hôtels particuliers. Sur les façades de ceux-ci, le guide Karfa Diallo montre des mascarons créoles, des visages sculptés dans la pierre représentant parfois des figures africaines. "On a, dans plusieurs hôtels particuliers de Bordeaux, des visages d'Africains qui sont gravés dans la pierre. C'était un symbole de l'orgueil colonial des Bordelais, qui s'appropriaient le corps des Noirs", estime-t-il.
Ce parcours du "Bordeaux nègre" n'est pas qu'un prétexte pour critiquer vertement l'héritage de la colonisation française. L'idée est aussi de réhabiliter les afro-descendants qui ont marqué l'histoire. Karfa Diallo nous entraîne dans une petite rue pavée peu animée de la métropole girondine. Ici, dans cette maison, vécut le Guyanais Félix Éboué de 1901 à 1905, qui avait obtenu une bourse pour poursuivre ses études au lycée Montaigne. Devenu administrateur colonial, il était en poste au Tchad en 1940, lorsque le Maréchal Pétain prit le pouvoir. "Félix Éboué va être le premier chef de l'administration française à rejoindre le général de Gaulle", rappelle Karfa Diallo. En 1947, après la mort du Guyanais, Charles de Gaulle lui rendra hommage en apposant une plaque sur la maison bordelaise dans laquelle il a vécu.
Dernier arrêt de la déambulation mémorielle : la rue David Gradis, du nom d'un personnage important de l'économie bordelaise du XVIIIᵉ siècle. "C'était un armateur négrier qui possédait des plantations coloniales en Amérique et qui a beaucoup profité, vécu de ce système esclavagiste. Au point d'être honoré par cette rue." Mais, après la mort de George Floyd le 25 mai 2020 et le mouvement antiraciste mondial qu'elle a suscité, poussant nombre de pays à faire un travail d'introspection sur leurs histoires respectives, la municipalité de Bordeaux a accepté de mettre en place des panneaux explicatifs, pour rappeler le rôle qu'a joué Gradis et d'autres commerçants de la ville dans la traite négrière.
Au lieu de débaptiser, ce que nous avons proposé, c'est de conserver [le nom de la rue] et de faire de la pédagogie. Le panneau explicatif dit très clairement que David Gradis a participé à la traite des Noirs et à l'esclavage, et surtout, il qualifie l'activité commerciale de David Gradis [de] criminelle.
Karfa Diallo, directeur de Mémoires & Partages
Aujourd'hui, le conseiller régional travaille avec la mairie, le département et la région au lancement d'une Maison des esclavages à Bordeaux, dont l'objectif sera de "mieux connaître les esclavages d'hier pour mieux combattre les esclavages d'aujourd'hui". Karfa Diallo l'affirme : la France a encore du mal avec son passé et la traite des Noirs. D'ailleurs, lorsque la municipalité et Mémoires & Partages ont fait apposer une plaque explicative sur la rue Colbert l'année dernière, le panneau a été immédiatement dégradé. "On ne sort pas de cette histoire en un siècle et demi", dit-il, fataliste, alors que 2023 marque les 175 ans de l'abolition de l'esclavage en France. Il reste du chemin à parcourir. Ses déambulations mémorielles en représentent une petite partie.