Il y a 30 ans, la Nouvelle-Calédonie est au bord de la guerre civile. Indépendantistes et non-indépendantistes s'affrontent partout sur le territoire. Le 22 avril 1988, quatre gendarmes sont tués dans l'attaque de la gendarmerie de Fayaoué à Ouvéa, et d'autres pris en otages dans la grotte de Gossanah. Le 5 mai 1988, l'assaut est donné, deux militaires et dix-neuf militants indépendantistes sont tués. La tragédie d'Ouvéa est le paroxysme d'une crise qui ne cessait de s'aggraver. Le 8 mai 1988, François Mitterrand est réélu président de la République, et nomme Michel Rocard au poste de Premier ministre.
En vue de ramener la paix dans l'archipel, Michel Rocard envoie en Nouvelle-Calédonie une mission du dialogue conduite par le préfet Christian Blanc. De Nouméa à Hienghène en passant par Ouvéa, les membres de cette mission rencontrent des centaines d'interlocuteurs.
Unique, exceptionnelle, cette mission va permettre de renouer les fils du dialogue. 30 ans après, à l'approche du référendum sur l'indépendance de l'archipel prévu le 4 novembre 2018, La1ère donne la parole aux petits et grands témoins de 1988.
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Christian Blanc, coordonnateur de la mission du dialogue
Deux semaines seulement après le bain de sang à Ouvéa, la mission du dialogue est dépêchée en Nouvelle-Calédonie. Le 20 mai, ses six membres arrivent à Nouméa. L'initiative est inédite dans l'histoire de la République. Pour ramener le dialogue et la paix dans cet archipel où la religion tient une place importante, Michel Rocard envoie des personnalités chrétiennes et spirituelles.Le Premier ministre fait appel au pasteur Jacques Stewart, protestant, au Chanoine Paul Guiberteau, catholique et à Roger Leray, franc-maçon et ancien Grand Maître du Grand Orient de France. Jean-Claude Périer, spécialiste du droit, et deux anciens préfets connaissant la Nouvelle-Calédonie, Christian Blanc et Pierre Steinmetz, complètent cette mission qui fera preuve d'écoute, de patience, d'humilité, mais aussi de discrétion vis-à-vis de la presse.
Regardez le reportage de RFO Nouvelle-Calédonie sur l'arrivée de la mission du le 20 mai 1988 :
"En arrivant, ma priorité est de trouver des gens avec qui parler pour comprendre ce qu'il se passe", raconte avec 30 ans de recul Christian Blanc, coordonnateur de la mission et ancien secrétaire général de la Nouvelle-Calédonie en 1984 auprès d'Edgard Pisani, délégué du gouvernement sur le territoire.
"Du côté de Jacques Lafleur, leader du RPCR (Rassemblement Pour la Calédonie dans la République), il n'y avait pas de refus obtus de discuter, mais les membres du RCPCR n'avaient pas très envie de nous voir, se souvient Christian Blanc qui évoque, pour la première fois depuis trente ans, les coulisses de cette mission. Du côté du FLNKS (Front de Libération National Kanak et Socialiste), il fallait trouver des interlocuteurs. Tous avaient été chassés, classés comme terroristes durant l'époque Pons-Chirac. C'était le cas de Yeiwéné Yeiwéné et de Jean-Marie Tjibaou qui s'était retiré dans ses montagnes de Hienghène. Les gens étaient déboussolés, ne savaient pas ce qui allait se passer en Nouvelle-Calédonie".
Regardez ci-dessous le témoignage de Christian Blanc :
Très vite, les membres de la mission du dialogue (appelée aussi "mission des six") comprennent que tous les contacts sur le territoire "ne seront possibles qu'à conditions de discuter avec Tjiabou, et d'emprunter un chemin coutumier qui nous conduisait à Ouvéa", se remémore Christian Blanc.
Le 25 mai 1988, seulement vingt jours après l'assaut à la grotte de Gossanah, les membres de la mission du dialogue s'assoient sur une natte pour échanger avec les habitants de la tribu de Hwadrilla, à Ouvéa. "Nous avons vécu un moment extrêmement fort, poursuit Christian Blanc. Nous nous sommes recueillis sur l'immense tombe remplie de fleurs des dix-neufs morts de la grotte, nous avons partagé le silence avec les habitants de Gossanah, nous avons partagé certains gestes humains avec les femmes et les enfants de ceux qui avaient été tués dans la grotte, nous avons partagé quelques instants avec les collègues des gendarmes qui avaient été tués". Hors micro, particulièrement ému, Christian Blanc évoquera ce moment où la femme d'un des dix-neuf militants tués dans la grotte, lui dépose son bébé dans les bras.
Regardez le reportage de RFO Nouvelle-Calédonie sur la mission du dialogue à Ouvéa :
Après Ouvéa, la mission du dialogue se rend à Hienghène. "Nous avons été accueillis par Jean-Marie Tjibaou, maire de Hienghène, se souvient Christian Blanc. Nous nous sommes rendus dans sa tribu de Tiendenite. Selon des rites coutumiers qui m'échappaient, mais dont je voyais les effets, Tjibaou a pensé qu'il avait la légitimité pour nous parler autrement qu'en tant que maire". Christian Blanc affirme que de "vraies négociations ont pu se dérouler à Hienghène, avec une composition réduite de la mission".
Pendant ce temps, les autres membres de la mission procèdent à près de 1 200 entretiens avec tous les membres actifs de la population, du monde religieux, économique, artisanal, paysan, et coutumier. "C'est à ce moment-là que la mission du dialogue a développé son activité", remarque Christian Blanc. En trois semaines, les fils du dialogue semblent renoués. "Nous arrivions à ce qui nous paraissait pouvoir être un accord entre les uns et les autres", affirme l'ancien coordonnateur de la mission.
Des hommes qui, un mois plus tôt, étaient prêts à se tuer, acceptaient, du moins au niveau de leur leaders, de trouver un processus qui leur permettrait de vivre ensemble le plus longtemps possible, et qui peut-être sur 10 ou 20 ans pouvait modifier le destin de l'archipel. J'avais de l'espoir.
Gaston Hmeun, ancien leader syndical
A Nouméa, la mission du dialogue rencontre Jacques Lafleur et la délégation du RPCR. Ses six membres s'entretiennent avec des représentants politiques, mais aussi des maires, des leaders syndicaux et patronaux. Le 24 mai 1988, la mission reçoit au Haut-Commissariat, Gaston Hmeun, leader de l’Usoenc (Union Syndicale des Ouvriers et des employés de Nouvelle-Calédonie). Figure du monde syndical en 1988, Gaston Hmeun va décrire à la mission du dialogue, l'état du tissu économique calédonien.
Regardez ici le reportage de RFO Nouvelle-Calédonie sur la rencontre avec la mission du dialogue :
"A l'époque, il y avait des conflits sociaux pratiquement toutes les semaines, dans toutes les entreprises. Il y avait de l’agitation dans la mouvance sociale, mais en lien avec la mouvance politique", remarque Gaston Hmeun. "Quand il y a eu les événements d’Ouvéa, l’économie était à l'arrêt. Elle ne démarrait plus. Les gens ne savaient pas s’il fallait continuer à aller au travail le matin ou s’il fallait attendre un autre événement. Nous sortions tout juste de 1984", poursuit l'ancien leader syndical qui cherche alors des solutions pour "régler et neutraliser les conflits sociaux ". "Il fallait éviter que ça prenne une ampleur politique. On l’a échappé belle", affirme-t-il, trente ans plus tard.
Retrouvez ici le témoignage de Gaston Hmeun :
En 1988, les conflits sociaux touchent les secteurs de la métallurgie, des mines, mais aussi le port autonome et l'aéroport de la Tontouta. Face à la mission du dialogue, Gaston Hmeun explique "qu'il faut changer les choses en Nouvelle-Calédonie". "J'ai repris l'exemple du camion, explique-t-il. S’il est en panne, il ne peut pas transporter du minerai. Si ce minerai ne parvient pas à l’usine, on ne peut pas sortir le métal, donc il n’y a pas de travail. Si on ne travaille pas, on ne peut pas commercialiser, il n’y a pas de rentrée d’argent et quelle que soit ta couleur de peau : tu n’auras pas à manger".
Il fallait faire en sorte que les gens se parlent à nouveau. Nous avions des problèmes et il était temps de cesser cette mascarade.
Melito Finau, membre de la délégation océanienne
Durant trois semaines, la mission du dialogue arpente la Grande-Terre et se rend sur la côte Ouest, terre d'élevage. Dans la ville de La Foa, elle rencontre des caldoches qui ont dû quitter leurs exploitations sous la pression de militants indépendantistes. La mission du dialogue se rend aussi à Canala, dans l'Est, bastion indépendantiste, d'où 200 habitants se sont exilés.
Regardez ce reportage de RFO Nouvelle-Calédonie :
Polynésiens, Wallisiens, Futuniens, Indonésiens, Vietnamiens… Depuis toujours la Nouvelle-Calédonie est une terre d'accueil et de métissage. Le 28 mai 1988, les six membres de la mission décident donc de rencontrer les représentants des communautés indonésienne, vietnamienne, wallisienne et Futunienne de l'archipel. "Le révérend père Sagato était à la tête de notre délégation, se souvient Melito Finau, membre de la délégation wallisienne et Futunienne. A l'époque, il avait la volonté de calmer les choses. Le père expliquait qu'on était tous devenus des gens saouls qui ne savaient plus ce qu'ils faisaient, mais qui souhaitaient la paix".
Regardez le témoignage de Mélito Finau :
"Il y avait tout pour que ça explose, indépendantistes et non-indépendantistes étaient face à face. Ouvéa a été un choc, poursuit Mélito Finau. On sentait que le pays était en train de naître dans la violence et la souffrance". Pour Melito Finau, la Nouvelle-Calédonie a eu "la chance" d'avoir "un homme d'exception : Michel Rocard".
La mission du dialogue a été savamment composée. Elle a été comme un soleil qui éclairait la nuit calédonienne.
Le père Rock Apikaoua, archevêché de Nouvelle-Calédonie
La mission "de conciliation" enchaîne les rencontres en Nouvelle-Calédonie. Si certaines se font dans la plus grande discrétion, loin des caméras, d'autres sont annoncées. C'est notamment le cas de cette rencontre avec l'archevêque de Nouméa, l'une des premières pour les six. Une rencontre durant laquelle Monseigneur Calvet insiste sur la place que "doit prendre la jeunesse dans toute réflexion sur l'avenir du territoire".
Regardez ci-dessous la réaction de Monseigneur Calvet sur RFO Nouvelle-Calédonie :
En 1988, le paysage religieux de la Nouvelle-Calédonie est principalement composé des deux églises protestantes (l’Eglise Libre et l’Eglise évangélique), et de l’église Catholique. D’autres confessions sont aussi présentes : les témoins de Jéhovah, l’Assemblée de Dieu, la foi Bahaïe, les boudhistes, mais aussi la communauté juive.
Trente ans après la tragédie d'Ouvéa, le père Apikaoua se dit "marqué par cette période". "Je revenais de mes études, j’ai été ordonné diacre à Mahamat (Ballade –Extrème nord de la Grande Terre), se souvient-il. Dès le départ, mon intention était de ne pas céder à ces séparations. Il fallait continuer à aller les uns vers les autres". "L’église a servi de refuge, mais les responsables (catholiques et protestants) ont interpellé les chrétiens pour qu’ils changent leur manière de concevoir l’église qui n’est pas seulement un refuge, mais d’abord un espace de rencontre, explique-t-il. C’est un lieu où l’on s’arrête pour prendre son souffle, et où l’on continue d’aller vers l’autre".
Regardez ci-dessous le témoignage du père Apikaoua :
Lorsqu'elle rencontre la mission du dialogue, la délégation de l'Eglise catholique ne donne pas "de mot d'ordre". "L’église n’a pas à en donner, mais on a mis en évidence l’évangile qui est un élément libérateur. Peut-être pas politique, mais libérateur de ces peurs qui nous empêchent d’aller vers l’autre", poursuit l'ancien curé de Nouméa. "Depuis ce temps-là, chaque dimanche, il y a dans les églises de Nouvelle-Calédonie, une prière pour le pays".
Il fallait faire en sorte que les hommes et les femmes de Nouvelle-Calédonie, quelles que soient leur appartenance politique ou religieuse, continuent à se dire que nous sommes tous des calédoniens et que nous devons faire de ce pays un lieu habitable pour tous.
Le 12 mai 1988, au lendemain du drame d'Ouvéa, les chrétiens de Nouvelle-Calédonie célébreront d'ailleurs l'Ascension.
Maki Wea, habitant de Gossannah
A Ouvéa, après le passage de la mission du dialogue, la tribu de Gossanah se referme sur elle-même. Traumatisés par l'intrusion de l'armée au lendemain de l'attaque à la gendarmerie de Fayaoué, les habitants de Gossanah et ceux de la tribu de Téouta se mettent en retrait du reste de l'île d'Ouvéa. Des barrages sont érigés à l'entrée de Gossanah.
"En 1988, nous étions considérés comme des martyrs du peuple kanak, raconte Maki Wea, figure de Gossanah. Nous avions fait face à la troisième force mondiale : l'armée française". "Après le retrait des militaires, nous sommes restés tous ensemble avec les enfants et les familles, poursuit-il. Nous assurions la sécurité de la tribu, nous avions cinq postes de garde pour cela. L'éducation était faite par nous-même, par les grands frères qui avaient été scolarisés avant les événements. Nous étions en pleine autarcie. Nous allions aux champs, chacun emmenait son morceau de manioc. Heureusement, il y avait notre solidarité".
Regardez ci-dessous le témoignage de Maki Wea :
Recroquevillés sur eux-mêmes, choqués par ce qu'ils ont vécu, 200 habitants de Gossanah et Téouta vont cohabiter dans les semaines qui suivent l'assaut de la grotte. Ils resteront ainsi pendant un an et demi.
Trente ans après, ce sont toujours ces mêmes maisons qui se trouvent au centre de la tribu. "Ça fait toujours mal", souffle Maki Wea en pensant à cette époque.
L'image de Gossanah a été caricaturée. Nous étions considérés comme une tribu martyre, mais il n'y a jamais eu de reconnaissance de ce que nous avons vécu à la tribu et à Ouvéa de manière générale.
A suivre…
Notre série “Il y a 30 ans” continue la semaine prochaine avec de nouveaux témoignages des habitants de Gossanah et de Hwadrilla, et notamment celui d'Evelyne Capoa, directrice d'école qui raconte le retour en classe des enfants après le drame, celui d'Ezeckiel Waneux, employé de La Poste ou encore celui du Pasteur Jeno Jomessy.
Rendez-vous, lundi 28 mai, pour un nouveau grand format et d’ici là, retrouvez chaque jour un témoignage sur les pages Facebook et Twitter de La1ère et sur France Ô à 18h50. N’hésitez pas à partager, twitter et commenter ces témoignages.