"Je me suis toujours dit qu'une fois à la retraite, je travaillerai sur cette statue pour essayer de comprendre pourquoi elle séduit et fait peur en même temps !" On doit beaucoup à Daniel Chartagnac, professeur toulousain d'histoire géographie. "J'allais tous les ans visiter le Musée départemental de la résistance et de la déportation avec mes élèves, et ils n'aimaient pas rester devant ce buste : "Elle a l'air méchante, elle nous menace et nous suit du regard" me disaient-ils." C'est que les proportions impressionnent : 1m20 de haut, 88 cm aux épaules, 90 kilos : "On n'est pas habitués à voir des Mariannes de ce calibre ! s'amuse Daniel Chartagnac. Elle est devenue imposante aussi par les dégradations qu'elle a subit." Et si cette statue pouvait parler, elle allongerait sans doute encore la liste des évènements qu'elle a traversés.
Miraculée
Ces péripéties, on les connaît mieux désormais grâce à Daniel Chartagnac et un petit groupe de passionnés de l'Association des amis du musée. "C'est une énigme à elle toute seule, on découvre de nouvelles choses régulièrement de manière surprenante et ça n'est pas fini", prédit Elerika Leroy, historienne et chargée de mission des lieux de mémoire de la résistance pour le Conseil départemental de la Haute-Garonne. La statue de la liberté a-t-elle reçu une balle dans la poitrine ? Un trou attire l'oeil, mais les deux policiers chargés de l'enquête balistique n'ont pu confirmer cette hypothèse. Il se peut qu'un bijou installé là ait été subtilisé. "Cette statue a souffert et porte encore les stigmates de ce qu'elle a vécu, confirme Daniel Chartagnac. Elle est tombée, a reçu des coups et a été enterrée pendant la seconde guerre mondiale."
C'est là qu'on perd sa trace jusque dans les années 70, quand un groupe d'anciens résistants et de déportés fondent un premier musée associatif à Toulouse. Parmi les nombreux objets exposés, des armes, des archives, des photos et notre Marianne noire. "Elle avait été mise dans un coin du musée, en l'état, était envahie par les toiles d'araignées... Et les gens ne faisaient que passer devant car on ne savait rien sur cette statue, raconte Daniel Chartagnac. En 2017, le professeur à la retraite commence à travailler dessus et publie son enquête avec trois coauteurs en 2020.
"L'histoire de cette statue qu'on a voulu détruire illustre tellement de choses, décrit Elerika Leroy. Déjà par le fait qu'il s'agisse d'une femme noire qui a tous les attributs de la Marianne républicaine, qu'elle ait disparu ensuite pendant la guerre, qu'elle réapparaisse mystérieusement avant d'être oubliée... En fait c'est une résistante parce qu'elle a survécu au sort que lui promettait le régime de Vichy ! En tant qu'historienne, lors des visites du musée, cela me permet d'évoquer les premières lois répressives puisque, dès août 1940, l'obsession du Maréchal Pétain - qui avait une haine profonde contre les Juifs, mais aussi contre la franc-maçonnerie et les parlementaires -, se traduit par cet acharnement contre les biens maçonniques."
Symboles
La restauration de la statue de la liberté a permis de faire apparaître de nouveaux symboles. Si le nom du sculpteur reste incertain, on pense à une œuvre collective faite dans l'atelier de Bernard Griffoul-Dorval, directeur de l'école des Beaux-Arts en 1848. Plusieurs mouleurs-figuristes auraient ajouté des messages et des références, à l'Antiquité, la République, la Franc-maçonnerie : tête de lion, temple de Salomon, Arche d'alliance, éléphant d'Asie, monument maya... "Il y a une multitude de lectures à faire sur ce buste, pour Daniel Chartagnac. Elle porte un bonnet phrygien, l'habit des esclaves et la robe (peplos) des femmes libres à Athènes : elle est à la fois esclave affranchie et femme libre."
Restaurée, auréolée de son histoire personnelle qui rejoint la grande Histoire, la statue de la liberté a retrouvé de sa superbe. A Toulouse, elle vous accueille au premier étage du Musée de la résistance et de la déportation. "On la voit avec toute sa force impressionnante, se réjouit Elerika Leroy. Il y a une fierté ici, à se dire, quand même : on a la première Marianne noire de France ! Elle a survécu pour se retrouver sous verre, c'est incroyable." Daniel Chartagnac, lui, poursuit ses investigations : "Je commence à chercher du côté des vieilles photographies. Un jour ou l'autre on va tomber sur notre Marianne, j'aimerai la voir dans son état primitif, avant les affronts : il y a plein d'espoir !"
Copies
L'idée vient de Daniel Chartagnac : il a proposé au Conseil départemental de Haute-Garonne d'éditer des copies de la Marianne noire. Sept statues sont maintenant exposées dans les locaux maçonniques de la région de Toulouse, et une autre a rejoint le Musée de la franc-maçonnerie à Paris. Sitôt passée l'entrée, elle accueille le public dans le hall avec un texte explicatif. "Pour moi c'est un hapax, quelque chose qui n'arrive qu'une fois, explique Pierre Mollier, le conservateur. Parce qu'une Marianne noire, au XIXe siècle, je pense qu'il n'y en a qu'une."
"Je dois la voir pour y croire, j'ai été très surpris par son histoire, poursuit-il. Aujourd'hui elle nous paraît naturelle, mais au coeur du XIXe, avant 1850 ! Les Francs-maçons ont été actifs pour l'abolition. Avant Victor Schœlcher, il y a eu un grand maître appelé Alexandre de Laborde, un des fondateurs de la Société française pour l'abolition de l'esclavage, qui a préparé son travail. L'objet nous étonne, mais quand on le remet dans son contexte, on comprend pourquoi cette Marianne noire a été réalisée."
La volonté de Daniel Chartagnac, c'est d'envoyer une ou deux copies aux Antilles. Elles pourraient rejoindre le Musée de la franc-maçonnerie dans le temple du Grand Orient de Fort-de-France et l'espace dédié à l'organisation au Memorial ACTe, en Guadeloupe.
La Marianne du musée
Livre de Georges Bringuier, Jacqueline Fonvieille-Ferrasse, Daniel Chartagnac, Monique Biasi. Editions Loubatières, 2020