Charlotte Desfontaine est née et a grandi dans l'Hexagone. Ignorant tout de ses origines calédoniennes, sa culture surgit subitement dans sa vie lorsque, à 8 ans, elle voit débarquer un militaire chez elle. C'était son oncle Félix, le frère de sa mère, une kanak de Nouvelle-Calédonie. Dans le documentaire "France - Nouvelle-Calédonie, celle qui voulait transmettre la culture kanak" diffusé sur France Télévisions en 2022, elle raconte : "Ils se mettent à parler en nyelâyu. C'est la première fois que j'entendais ma mère parler dans une autre langue que le français. Ça a été une découverte, un choc presque. On ne l'avait jamais entendu parler dans cette langue-là."
Le nyelâyu est une des multiples langues kanak qui existe en Nouvelle-Calédonie. Parlée par moins de 2.000 locuteurs selon l'Académie des Langues Kanak, elle a longtemps été en danger de disparition, comme tous les dialectes autochtones des Outre-mer (on en compte 54 sur les 75 langues régionales dénombrées en France). En cause : la violente politique linguistique menée par l'État français contre les langues régionales depuis des années.
"Dès la Révolution française [en 1789], la République considère que l'unité politique du pays passe par l'unité linguistique", explique Véronique Bertile, professeure de droit à l'université de Bordeaux et grande spécialiste des langues régionales. Tout ce qui menace cette unité est donc à proscrire. En 1794, l'abbé Grégoire, figure politique de la Révolution, est catégorique : il faut "anéantir les patois" et "universaliser l'usage de la langue française".
La politique d'obligation du français prend une nouvelle ampleur lors de l'avènement de la IIIᵉ République et de la mise en place de l'école gratuite et obligatoire pour tous les enfants. "Le français était imposé à l'école, et les enfants qui parlaient une autre langue ne pouvait pas le parler à l'école, sinon ils étaient punis", décrit la juriste.
Alsacien, basque, breton, catalan, corse, flamand, occitan... Toutes les langues locales de France hexagonale ont été supplantées par le français, devenu le seul idiome utilisé dans les écoles et dans l'administration publiques. Et, ce que le linguiste Louis-Jean Clavet a appelé la "glottophagie" (lorsqu'une langue en mange une autre) s'est aussi produit dans les colonies de l'Empire français.
En Nouvelle-Calédonie, "on était passible de prison"
Comme ailleurs en France, les langues régionales – créole guadeloupéen, martiniquais, guyanais, réunionnais, tahitien... – sont petit à petit passées de langue maternelle à langue seconde.
"À La Réunion, par exemple, où la langue principale de la population est le créole réunionnais, on a fait croire aux gens que leur langue n'était pas une vraie langue et qu'elle n'avait aucune valeur, aucun intérêt, puisqu'elle était issue de la langue française. C'est un argument complètement biaisé pour dévaloriser la langue locale, analyse Philippe Blanchet, professeur de sociolinguistique à l'université Rennes 2 et spécialiste des langues régionales. En même temps, on dévalorisait les populations dont c'est la langue."
On a affaire à une véritable politique consciente, volontaire d'obligation d'usage du français et d'exclusion par la force, par la loi, mais aussi par le mépris et la dévalorisation des langues des populations. Ça s'est fait partout, en France hexagonale et dans les Outre-mer.
Philippe Blanchet, sociolinguiste à l'université Rennes 2
Dans certains cas, cette politique était deux fois plus violente : non seulement l'usage du français était obligatoire, mais en plus l'utilisation des langues locales était interdite par la loi. C'était le cas en Nouvelle-Calédonie, où, pendant plus de 100 ans, la France a interdit les langues kanak (1863-1970). "Si on voulait écrire de la poésie ou un tract – c'était surtout ça qui était visé –, on était passible de prison, et c'est effectivement arrivé. J'ai des témoignages de gens qui ont été emprisonnés parce qu'ils ont écrit et utilisé publiquement leur propre langue dans leur propre pays", indique le professeur, qui publiera au mois de mai un ouvrage avec sa collègue Rozenn Milin sur la question des langues régionales (Langues régionales : Idées fausses et vraies questions, Heliopoles).
Selon les chercheurs, cette politique linguistique française n'a pas eu les effets escomptés d'unir le pays. Au contraire, elle a alimenté le sentiment de frustration des peuples colonisés. "L'erreur qu'a commise l'État français qui a voulu construire une nation à partir de peuples désunis qui n'avaient rien à voir les uns avec les autres, ça a été de croire qu'en imposant une langue à la place d'une autre langue, on allait faire communier tout le monde à une seule langue, et donc à une seule communauté sociale. En fin de compte, ça a produit en partie ces effets mais par la force, en créant toute sorte de ressentiment, de frustration et d'illégalité", estime Philippe Blanchet.
Cette rupture linguistique a aussi eu des conséquences au sein des familles et des sociétés ultramarines, où différentes générations se retrouvent à parler différentes langues. En Polynésie française, par exemple, les jeunes ne parlent plus beaucoup le tahitien. "La transmission de la langue tahitienne est en train de diminuer fortement et on a de plus en plus de jeunes Polynésiens qui parlent peu ou pas le tahitien alors que c'est la langue parfois unique de leurs grands-parents, ce qui va poser des problèmes de cohésion familiale", avance le chercheur.
Défendre toutes les langues de France
Les langues régionales ultramarines n'ont toutefois pas complètement disparu, et reviennent même au goût du jour à la faveur de revendications politiques nationalistes et/ou indépendantistes. Par exemple, en Nouvelle-Calédonie, les accords de paix de la fin du XXᵉ siècle (Matignon/Oudinot en 1988, Nouméa en 1998) ont redonné une place de taille à l'identité (et donc aux langues) kanak. Aujourd'hui, "quatre langues autochtones néo-calédoniennes sont enseignées à l’Université de Nouvelle-Calédonie et les langues kanak sont proposées, de façon limitée, dans les écoles primaires et le secondaire", indique l'Atlas des langues en danger dans le monde publié par l'Unesco en 2010. L'organe de l'ONU estimait alors que, sur 60.000 autochtones kanak, environ la moitié parlaient encore une langue locale.
Aussi, "il y a eu une petite (mais vraiment petite) prise de conscience de la situation différente des langues dans les Outre-mer par l'État", souligne la juriste Véronique Bertile. En effet, en 2011, en Guyane, le gouvernement a organisé des états généraux du multilinguisme dans les territoires ultramarins. L'initiative, portée par le ministère de la Culture, a été réitérée en 2021 à La Réunion.
"Mais pour l'instant, malheureusement, ce n'est que le ministère de la Culture qui s'en est saisi. Le ministère de l'Éducation nationale, qui est celui qu'on attend le plus puisque c'est vraiment par l'école que les langues sont préservées, transmises et sauvegardées, ne s'est pas du tout associé à ces états généraux", regrette la professeure de droit. Selon elle, "la francophonie en sortirait grandie si on défendait non seulement le français mais aussi toutes les langues de France (...) L'un n'exclut pas les autres".
Si le français reste la langue prédominante dans l'ensemble des territoires de la République, des réflexions existent désormais pour savoir comment la faire cohabiter avec les dialectes et langues d'Outre-mer. Et rien n'empêche les nouvelles générations, comme Charlotte Desfontaine, de se réapproprier leur culture linguistique pour faire en sorte que leurs langues restent des langues vivantes.