Véronique Bertile marche d'un pas rapide dans les couloirs de la fac. Il faut suivre le rythme. Monter les étages. Redescendre parce que la porte est verrouillée. Puis remonter à nouveau, en espérant que cette fois sera la bonne. La Réunionnaise nous fait entrer dans un magnifique amphithéâtre du pôle juridique et judiciaire de l'Université de Bordeaux, situé non loin de l'Hôtel de ville, et juste à côté de l'École nationale de la magistrature, où sont formés tous les juges de France. "Pour une fois qu'il y a un truc ailleurs qu'à Paris", lâche-t-elle en plaisantant.
À 45 ans, Véronique Bertile connaît l'endroit par cœur. Il faut dire que c'est ici, à Bordeaux, qu'elle a commencé sa carrière, il y a vingt ans de cela. Après une thèse défendue à l'université d'Aix-Marseille en 2003, elle a été recrutée en tant qu'attachée temporaire d'enseignement et de recherche à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV. Depuis, elle a obtenu son statut de Maître de conférence en droit public en 2007, et a même profité un temps d'être vice-doyenne de la faculté de Droit et de Science politique.
Née à Saint-Philippe, "la commune du volcan", sur l'île de La Réunion, elle a grandi dans une famille d'enseignants. Sa mère était professeure de français. Son père de géographie. À table, ça parlait de "chose publique, de politique", mais pas vraiment de droit, se rappelle-t-elle. D'autant que le papa, Wilfrid Bertile, est engagé en politique depuis plus de 50 ans : il a dirigé sa commune de 1971 à 1989, et a été élu député socialiste de l'île en 1981, après l'arrivée de François Mitterrand au pouvoir. À l'époque, Véronique avait à peine trois ans.
La politique avec un grand "P"
De cette jeunesse à La Réunion, la professeure Bertile en a gardé un attachement particulier à la chose publique. D'où son attrait pour le droit. "Moi, je considère que le droit, c'est de la politique qui a réussi, résume celle qui a en horreur la politique politicienne. Alors que mon père a une vision plus politique des choses. Moi, j'ai une vision juridique."
Arrivée dans l'Hexagone lorsqu'elle était au collège, elle a passé une partie du secondaire à Marseille et à Londres, avant d'enchaîner cinq ans d'études à la faculté de droit d'Aix-en-Provence.
Très tôt, j'ai su que je voulais devenir enseignante. J'aimais ça. J'aime transmettre, j'aime expliquer. J'aime faire réfléchir.
Véronique Bertile, professeure de droit à l'Université de Bordeaux
Véronique Bertile ne veut pas changer le monde. "Très vite, en commençant mes études, je me suis dit que je ne voulais pas devenir avocate. L'enseignement et la recherche m'ont très vite attiré." Mais elle a bien compris qu'elle pouvait tout de même peser en formant les jeunes esprits, les futurs avocats, politiciens et professeurs, qui dirigeront peut-être le pays dans quelques années. Même si elle s'en défend, la Réunionnaise est très politique, surtout dans sa manière d'aborder la société. Politique avec un grand "P".
Spécialité Outre-mer et langues régionales
Arrivée à Bordeaux en 2003, elle commence à enseigner le droit public en travaux dirigés, tout en se spécialisant dans deux sujets qui l'intéressent et l'animent profondément : les Outre-mer, dont elle est originaire, et les langues régionales. C'est sur ce sujet qu'elle a défendu sa thèse, à Aix-en-Provence. "C'était un sujet qui me parlait personnellement puisque je suis une locutrice de la langue régionale la plus parlée en France : le créole réunionnais."
Pourquoi les Bretons, les Basques, les Guyanais, les Corses, les Martiniquais, les Réunionnais, et tous ceux qui sont originaires d'une région avec une identité linguistique particulière, ne peuvent-ils pas parler leur langue en France ? Il faudrait plusieurs heures à Véronique Bertile pour y répondre, tellement le sujet est vaste, complexe et passionnant. Mais, dans les grandes lignes, elle nous explique : "L'État français a proclamé une seule langue officielle, le français. L'histoire du pays a eu comme conséquence de reléguer les langues régionales dans la sphère privée – la famille, les amis. Dans la sphère publique, ce n'était que le français."
Les linguistes vous diront qu'une langue qu'on cantonne à une sphère familiale et privée meurt et disparaît. Donc les langues régionales ont beaucoup reculé, et le français s'est imposé.
Véronique Bertile, professeure de droit à l'Université de Bordeaux
Elle souligne que les territoires ultramarins, eux, ont survécu à ce délitement progressif de la langue locale. "Elles ont résisté, elles sont encore beaucoup parlées. Même si elles n'ont pas le droit de cité non plus dans la sphère publique, les choses avancent doucement, mais elles avancent un petit peu. La question du créole à l'école est posée à La Réunion. En Martinique, la collectivité territoriale vient de prendre une décision déclarant le créole langue officielle. Donc ça bouge !", se réjouit la Réunionnaise. "Ti pas, ti pas, n'arriver."
Améliorer la connaissance des territoires ultramarins
Après avoir montré le somptueux amphithéâtre, la prof nous traîne de l'autre côté de la rue, où se trouve son petit bureau, qu'elle partage avec d'autres collègues chercheurs. Au fil des ans, Véronique Bertile est devenue une référence en droit applicable en Outre-mer. Des questions sur la différence entre les DROM et les COM ? Sur le droit coutumier en Calédonie ? Le droit terrien en Polynésie, ou du sol à Mayotte ? Elle n'hésite pas à répondre aux médias et aux parlementaires qui travaillent sur la question. En 2018, elle a même lancé l'AJDOM, l'Association des juristes en droit des Outre-mer, avec le constitutionnaliste réunionnais Ferdinand Mélien-Soucramanien, dont le bureau est à quelques pas seulement du sien, pour tenter d'améliorer la connaissance du droit ultramarin.
Cette Bordelaise d'adoption, fan de tennis et qui se départit rarement de son collier orné d'un paille-en-queue, oiseau phare de La Réunion, a à cœur d'introduire les spécificités juridiques ultramarines à ses élèves, majoritairement en 1ʳᵉ, 2ᵉ et 3ᵉ année de droit. "Je leur fais découvrir Clipperton. Ils sont passionnés par Clipperton, par la Polynésie française, aussi vaste que l'Europe... Ou par Saint-Martin, qui est une partie française d'une île grande comme l'île de Ré", s'amuse-t-elle.
Outre l'enseignement, elle a également fait un léger saut au ministère des Outre-mer en tant que conseillère technique dans les questions d'insertion régionale des Outre-mer au sein du cabinet de la ministre George Pau-Langevin entre 2014 et 2015, puis a été nommée ambassadrice déléguée à la coopération régionale dans la zone Antilles-Guyane. "C'était passionnant", dit-elle, mais "il y a un côté beaucoup trop politique, au sens négatif du terme, qui ne m'a pas du tout intéressée". "La chercheuse que je suis aime comprendre, expliquer, trouver des solutions", défend-elle. La négociation et le compromis politique, ce n'est pas pour elle.
Même après vingt ans dans l'enseignement supérieur et dans la recherche, la Réunionnaise se passionne toujours pour le droit d'Outre-mer, sans cesse mouvant et en construction. Les évolutions statutaires la fascinent tout particulièrement. Par exemple, "pendant très longtemps, on a voulu que les Outre-mer suivent et s'alignent sur les statuts des collectivités de l'Hexagone. La départementalisation, c'était typiquement ça. Et maintenant, il y a presque un petit mouvement inverse : les collectivités de l'Hexagone vont voir comment elles peuvent avoir un peu plus de compétences, et regardent du côté des Outre-mer", à l'instar de la Corse ou de l'Alsace.
Bien installée avec sa famille à Bordeaux, Véronique Bertile jette néanmoins toujours des coups d'œil du côté de l'océan Indien, où elle aimerait un jour travailler. "J'aspire, à terme, à rentrer à La Réunion, enseigner dans mon île et rendre à mon île ce qu'elle a pu me donner un peu". Ti pas, ti pas, n'arriver.