En matière de restitutions de restes humains, tout est affaire de cas par cas. Il n’existe pas de listes de critères à remplir pour faire valoir son droit à récupérer des restes, pas d’interlocuteur identifié à qui s’adresser, pas de procédure de recours en cas de refus. Bien qu’une résolution de l’Onu de 2007 évoque "un droit au rapatriement des restes humains", en France, les restitutions sont extrêmement rares.
Les restitutions se heurtent à l'inaliénabilité des collections publiques françaises. Pour sortir un objet des collections d'un musée national, il faut faire voter une loi d'exception au Parlement. À ce jour, seuls deux textes ont été votés pour restituer des restes humains : le premier en 2002, actant le retour de la Vénus Hottentote à l’Afrique du Sud, et le second en 2010, restituant des têtes maories à la Nouvelle-Zélande. Un chiffre dérisoire au regard des dizaines de milliers de restes humains conservés en France.
L’absence de cadre global mène à des situations ubuesques, comme dans le cas de vingt-quatre crânes de résistants algériens, rendus par Paris à Alger en 2020 sous la forme d’un… prêt de cinq ans renouvelable. "C’est très problématique, on ne peut pas faire des prêts de restes humains pour quelques années. Surtout qu’ils ont été directement inhumés en Algérie. Donc on va les déterrer ? Pour les rendre ensuite ?", fait mine de s’interroger Klara Boyer-Rossol, qui dénonce "une aberration".
Définir des critères et sortir de l'arbitraire
Pour alléger les procédures et sortir du cas par cas, une loi cadre est en cours d’élaboration. La sénatrice Catherine Morin-Desailly a déposé une proposition de loi listant des critères de restituabilité. L'élue, également à l’origine de la loi d’exception relative aux têtes maories, voit les mentalités changer. "À l'époque, le quai Branly était vent debout. Il y avait vraiment beaucoup de réticences. On me disait ‘Vous allez ouvrir la boîte de Pandore, c'est une catastrophe", se souvient-elle. Cette fois-ci, le texte, voté à l'unanimité au Sénat en juin dernier, a le soutien de la ministre de la Culture. Il devrait être débattu à l’Assemblée nationale dans les prochains mois. Emmanuel Macron a par ailleurs commandé un rapport sur le sujet à Jean-Luc Martinez, l’ancien directeur du Louvre.
Le rapport évoque cinq conditions à respecter avant d’accéder à une demande de restitution de restes humains. Non seulement il ne peut y avoir restitution que si "les conditions de leurs expositions portent atteinte au principe de dignité humaine", mais la demande doit aussi "émaner d’un État".
Je sais que la ministre de la Culture est en train de parler au ministre des Outre-mer pour régler la question.
Catherine Morin-Desailly, sénatrice de la Seine-Maritime.
Il existe bien un précédent de restitution Outre-mer, mais c’est un cas particulier. Si le crâne d’Ataï, leader kanak de la révolte de 1878 contre les colons français en Nouvelle-Calédonie, a pu être rendu à ses descendants en 2014, c’est parce qu’il n'appartenait pas à une collection publique, mais privée.
Le défi de la connaissance des collections
Le rapport de Jean-Luc Martinez comme la proposition de loi votée au Sénat limite les restitutions aux restes "identifiés". Or la très grande majorité des restes humains des collections françaises sont conservés de manière anonyme. Sur les quelque 20 000 restes entreposés au musée de l’Homme, seuls 900 sont identifiés. "Comment voulez-vous que des pays ou des territoires d’Outre-mer puissent formuler des demandes s’ils ne sont pas au courant de la teneur des collections ?", s’indigne Klara Boyer-Rossol, qui demande que des fonds soient débloqués pour permettre aux musées de mener des recherches sur leurs possessions. "C’est le grand défi des années à venir", abonde Martin Friess, responsable des collections anthropologiques du Muséum d’histoire Naturelle. Notant qu’un chercheur a été embauché pour enquêter sur l’origine des collections du musée de l’Homme, il réfute l’idée selon laquelle les musées seraient réticents à ouvrir leurs réserves de peur de voir leurs étagères se vider. "Parmi les restes humains que nous conservons, il y a sans doute des individus qui ne devraient pas être là et dont la demande de restitution est parfaitement justifiable, explique-t-il. Cependant, le Muséum n’a pas de pouvoir décisionnaire dans les restitutions, cela relève du pouvoir public."
Une autre condition retenue par l’ancien directeur du Louvre est la "non-exposition" des restes une fois restitués. La sénatrice Catherine Morin-Desailly va plus loin : son projet de loi évoque des restitutions "exclusivement réalisées (…) à des fins funéraires". "Rite funéraire, ça ne veut pas forcément dire enterré. Ça veut dire qu'il doit y avoir un traitement digne de la mort, précise la sénatrice. Ce n’est pas forcément un cercueil à l’occidentale, mais ils ne peuvent pas être mis sur les étagères d’un musée." Un point important selon Klara Boyer-Rossol. "Exiger qu’il y ait une inhumation c’est déposséder les descendants, les communautés de provenance, de leurs relations à leurs ancêtres", souligne l’historienne, citant l’exemple des Sakalaves, une communauté de l’ouest de Madagascar, qui détruiraient une partie du crâne du roi Toera pour constituer sa relique royale s’il leur était rendu.
L’ancienneté des restes pose aussi question. Le Sénat considère que les restitutions ne doivent concerner que des individus morts il y a moins de 500 ans. "L’argument est génétique : au bout d’un certain nombre de générations, tout le monde est lié à tout le monde. C’est mathématique, les liens génétiques se sont dilués, commente Martin Friess. Il faut bien définir une limite quelque part." Ce "quelque part" est nécessairement arbitraire : le British Museum recommande de ne restituer les restes aux ayants droits directs que dans la limite de 100 ans, et de rejeter toute demande s’ils ont plus de 1 000 ans.
Trois demandes en cours
Si la doctrine française écarte les restitutions massives, ailleurs en Europe, certains choisissent une autre voie. Le Vatican s'est engagé à vider ses collections des restes humains, le musée d’histoire naturelle de Vienne a restitué à la Nouvelle-Zélande les restes de 64 indigènes collectés par un taxidermiste autrichien à la fin du XIXe siècle et Berlin a rendu de nombreux restes à la Namibie entre 2011 et 2018. "L’Allemagne est très en avance sur ces questions, tant du point de vue de la recherche que des restitutions, confirme Karla Boyer-Rossol. Ils envisagent des restitutions massives, on parle de 200 crânes du Rwanda et du Burundi qui vont être restitués cette année."
Actuellement, la France doit traiter trois demandes de restitution : l’Australie réclame depuis 2009 une cinquantaine de restes d’Aborigènes, l’Argentine exige depuis 2015 la dépouille d’un chef amérindien et, en 2021, Madagascar a demandé le retour du crâne du roi Sakalava Toera.
Pour l’instant, le rapatriement des restes des six Kali'na conservés au musée de l'Homme n'a pas été demandé officiellement. La difficulté est double : non seulement les modalités de restitutions aux Outre-mer n'ont pas encore été définies, mais ils sont enregistrés comme ayant "une origine incertaine" par le musée, car même si les archives indiquent qu'ils viennent du Suriname, les Kali’na vivent des deux côtés du fleuve Maroni.
Les restes humains (1/3). Rendre les noms, ramener les corps, combat pour les Kali'na exhibés à Paris
Les restes humains (2/3). Anonymes et foisonnantes, le maquis des collections françaises