Corinne Toka Devilliers avait quarante ans quand sa vie a basculé. Nous sommes en 2018. En regardant un documentaire sur les zoos humains, elle découvre l’histoire de Moliko, la grand-mère de son grand-père. Exposée au Jardin d’Acclimatation en 1892, cette Kali'na n’a pu retourner en Guyane qu’après des mois d’humiliation. Scandalisée d’avoir appris le sort réservé à son ancêtre par hasard devant son poste de télévision, Corinne Toka Devilliers se bat depuis pour faire connaître son histoire.
Tout commence à la fin du XIXe siècle, quand l’explorateur François Laveau débarque en Guyane. Mandaté par le directeur du Jardin d’Acclimatation, il cherche des "Indiens caraïbes" à exhiber. Une trentaine de Kali’na, hommes, femmes et enfants, se portent volontaires. Laveau leur promet de l’argent et leur assure qu’ils seront bien traités. Le groupe arrive à Saint-Nazaire en février 1892, avant de rejoindre Paris en train, dans des wagons à bestiaux.
Objets de divertissement et d'études scientifiques
Venus libres, ils sont enfermés et contraints de "jouer aux sauvages". On leur invente une histoire, on leur écrit un rôle pour satisfaire un public parisien en quête d’exotisme. "Ce n’est pas ce qui avait été prévu au départ. Ils se sont retrouvés dans de grandes baies vitrées, on leur a demandé de se mettre nus, juste avec un bout de tissus pour couvrir les parties intimes, détaille Corinne Toka Devilliers. Ils devaient danser, faire de la poterie… C'étaient les spectacles de l’époque."
En cette fin du XIXe siècle, les zoos humains sont à la mode. Ils le resteront jusqu’aux années 1930. Concurrencée par le cinéma, la pratique finit par s’éteindre progressivement, malgré quelques réminiscences très récentes, comme le "village de Bamboula", inauguré près de Nantes en 1994. L’historien Pascal Blanchard estime que plus d'un milliard de spectateurs ont visité des zoos humains entre le milieu du XIXe et la Seconde Guerre mondiale.
Derrière la venue des Kali’na à Paris se cache un autre motif, scientifique celui-ci. L’époque est aux mesures des crânes ou de l’écart entre les yeux pour classifier les populations humaines. Roland Bonaparte, géographe et ethnologue, prend de nombreuses photos du groupe. Les clichés sont conservés au musée du quai Branly. En février 2022, Carine Peltier-Caroff, chargée des collections photographiques du musée, reçoit un appel de Corinne Toka Devilliers. Elle est sur les traces de Moliko et demande à voir les photos.
Redonner des noms, refaire la chronologie
Un travail de fourmis commence alors pour redonner une identité aux Kali'na exhibés. "Roland Bonaparte fait un album des races, résume Carine Peltier-Caroff. Ce qui explique que les gens sont réduits à des types: Caraïbes de Guyane, Fidjien de Terre de Feu… Les petits enfants ne sont même pas mentionnés, car souvent, ils mourraient."
Sur les bords des photos, parfois un âge, rarement un nom. Les dates ne sont pas forcément les bonnes, les zones géographiques ne correspondent plus aux frontières du XXIe siècle, les noms, retranscrits phonétiquement, sont mal orthographiés. La plaque photographique de Moliko indique "Moriko, 18 ans". En réalité, la jeune fille n’avait pas plus de 12 ou 13 ans au moment du cliché.
En recoupant les archives et en observant les photos à la loupe, les deux femmes refont la chronologie, comparent les tenues et le maquillage, devinent les morts, absents de certaines images. "Il y a encore sept anonymes et beaucoup d’incertitudes, surtout pour les jeunes hommes, qui ont les mêmes parures et se ressemblent tous", explique Carine Peltier-Caroff.
Ce regard triste... De voir toutes ces personnes avec le regard éteint, cette gêne face à la caméra, c’est une douleur. Ce qui choque aussi, c'est leur tenue. À moitié nus, en février, à Paris.
Corinne Toka Devilliers.
"C’est beaucoup d’émotion, commente Corinne Toka Devilliers en effleurant les tirages jaunis, dont elle parle comme on montre un album de famille à des visiteurs. Pour moi, c'est comme si c’était hier. Quand on s’imprègne d’une histoire, on s’en imprègne au présent". Armée de copies des clichés, elle est retournée en Guyane et au Suriname pour les montrer dans les villages amérindiens. "Les mémoires se sont ouvertes, on a pu récupérer des témoignages, raconte-t-elle. Deux questions revenaient en permanence : pourquoi n’ont-ils pas de noms ? Où sont nos morts ?"
Rapatrier les corps
Au-delà des 33 personnes emmenées par François Laveau, dix ans plus tôt, en 1882, 14 autres Kali’na avaient été exposés au Jardin d’Acclimatation. Pour qu'ils ne soient pas oubliés, Corinne Toka Devilliers a créé une association, Moliko Alet+po. "Nous attendons que le président de la République, l’État, reconnaissent cette histoire. Nous attendons des excuses. Des excuses aux descendants, aux familles, et à tout un peuple", explique-t-elle. À l'été 2024, un mémorial en mémoire des 47 Kali'na exhibés à Paris sera installé en Guyane.
Rigueurs climatiques, maladies, épuisement… Quand les Kali’na rentrent chez eux, au mois d’août 1892, ils laissent huit morts à Paris. Les squelettes de six d’entre eux sont encore aujourd'hui conservés au musée de l’Homme. Les restes des deux autres, donnés à la science, sont définitivement perdus. Pour Corinne Toka Devilliers, après avoir rendu leurs noms aux exhibés, un nouveau combat commence : ramener les morts en Guyane. "Nous savons où ils sont. Dans notre malheur, ils sont identifiés, ils sont localisés. Nous avons toutes nos chances pour qu’ils soient rapatriés", veut-elle croire. Le chemin est encore long, car la restitution des restes humains est un processus particulièrement complexe. Une proposition de loi a été adoptée en juin dernier par le Sénat pour simplifier les procédures et sortir du cas par cas, mais parce qu'il conditionne la restitution à la demande d'un État et ne prévoit rien pour les Outre-mer, le texte, qui n'a pas encore été examiné par l'Assemblée nationale, exclut de fait la demande guyanaise.
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