Les restes humains (2/3). Anonymes et foisonnantes, le maquis des collections françaises

Des milliers de restes humains sont conservés au musée de l'Homme, à Paris.
Squelettes, momies, bouts de peau ou de cheveux... La France abrite des dizaines de milliers de restes humains. Si les collections des musées sont très mal connues, celles détenues par des particuliers sont de véritables boîtes noires.

Des dizaines de milliers de restes humains dorment dans les collections des musées français. Rien qu’au musée de l’Homme, à Paris, ils sont environ 20 000 à s’entasser. Des dents, des peaux tatouées, des crânes, des momies… "Tout tissu humain est compté comme un reste humain, que ce soit de l’os, mais aussi des cheveux ou des peaux", résume Martin Friess, le responsable des collections anthropologiques du Muséum d’histoire Naturelle, dont dépend le musée de l’Homme.

La plupart ont rejoint les collections au XIXe siècle. "Les savants ne voyageaient pas tant qu’on peut l’imaginer, explique Pascal Blanchard, historien spécialiste des migrations et des questions coloniales. Dès qu’il y avait la possibilité de collecter des squelettes, d’occidentaux ou de non occidentaux, on les collectait. C’est tout à fait normal, puisqu’à l’époque, le savant a besoin de spécimen pour savoir."

"Herbier humain"

Le temps est aux grandes expéditions naturalistes. "On ramassait tout ce qu’on pouvait, des végétaux, des restes animaux et aussi des restes humains", résume Martin Friess. Les expéditions coloniales, qui voient des médecins accompagner l’armée, sont aussi l’occasion d’enrichir les collections européennes.

 

Aujourd’hui, vous n’êtes pas choqué de trouver un herbier. Dans la tête d’un savant du XIXe siècle, un herbier humain peut exister, puisque c’est comme ça qu’il construit sa science.

Pascal Blanchard, historien spécialiste des migrations et des questions coloniales.

D’autres restes sont issus de fouilles archéologiques, d’échanges entre musées ou de dons de particuliers. Les hôpitaux et les cimetières, qui se débarrassaient des corps non réclamés, alimentent aussi les réserves. C’est ainsi que les restes de six Kali’na de Guyane, exposés à l’hiver 1892 au Jardin d’acclimatation et morts sur place, se sont retrouvés dans les réserves du musée de l’Homme. Puisque personne n’a demandé leurs dépouilles, les autorités les ont données au Muséum.

"On sait à peu près"

Au musée de la Marine, à l’université de Strasbourg, au Muséum d’histoire Naturelle de Toulouse, à Rouen, à La Rochelle… Que les universités et musées français regorgent de restes humains est une certitude. Mais ces établissements ne savent pas forcément ce qu’il y a dans leurs collections. "On sait à peu près combien de restes on a, on sait à peu près d’où ils viennent", avance prudemment Martin Friess, qui évoque "environ 850 restes des Outre-mer" dans les réserves de son musée. "On a un registre qui reflète ce qui a été enregistré au cours des siècles. On connait le nombre total, mais ce qu’on connait moins bien, c’est le nombre d’individus correspondant à ces enregistrements", poursuit-il. Tout dépend du mode de calcul : lorsque plusieurs os d’un même pied sont conservés dans une boîte, faut-il les compter comme un seul ou plusieurs restes ?

S’il est difficile d’évaluer précisément le nombre de restes humains conservés dans l’Hexagone, il est encore plus ardu d’avoir des informations précises sur eux, car la plupart des données datent du moment de la collecte. "Qui dit XIXe siècle dit peu de documentation. Souvent, nous n’avons que le pays d’origine, parfois la région, rarement l’affiliation ethnique", explique Martin Friess. Non seulement la méthode de documentation scientifique a énormément évolué depuis, mais les informations s’inscrivent dans l’époque, ce qui les rend moins lisibles. Les renseignements sont flous — une étiquette indiquera sobrement "préhistorique" par exemple – et les indications géographiques font parfois référence à des entités aujourd’hui disparues, qui correspondent désormais à deux, voire trois pays.

Si les connaissances sur les collections publiques sont lacunaires, les collections privées sont encore plus mal connues. Pendant des siècles, des particuliers ont amassé des restes humains. "Les collectionneurs de corps étaient comme des collectionneurs d’animaux sauvages ou de plantes rares. Les grandes collections humaines ont commencé dès le XVe ou le XVIe siècle. Collectionner l’étranger, collectionner l’exotique, faisait partie de l’époque", précise Pascal Blanchard.

Le musée de l’Homme a embauché un historien chargé d’enquêter sur l’histoire de ses collections et de clarifier la provenance des restes humains qui peuplent ses étagères. "Évidemment, une personne ça ne suffit pas, reconnaît Martin Friess. Mais c’est un début."

Intérêt scientifique et nouvelles considérations éthiques

L’immense majorité des restes humains conservés dans les musées français patientent dans les réserves et ne sont pas accessibles au public. Même au musée de l’Homme, depuis les années 1960, on en expose relativement peu. "Les restes humains qui ont été donnés volontairement peuvent très bien être exposés, par contre ceux dont l’origine est éthiquement injustifiable ou problématique ou douteuse ne sont certainement pas montrés", précise Martin Friess, qui tient à souligner "l’intérêt scientifique énorme" des restes.

Chaque reste humain est une archive biologique formidable qui raconte une partie de l’histoire de l’humanité, qui raconte les modes de vie, l'état de santé, les migrations…

Martin Friess, responsable des collections anthropologiques du Muséum d’histoire Naturelle.

Le regard porté sur les collections de restes humains évolue —  l'interdiction par la justice française de l’exposition controversée "Body worlds", qui présentait des cadavres dépecés, l'illustre — et de plus en plus de descendants réclament le retour des restes de leurs ancêtres. C'est notamment le cas de Corinne Toka Devilliers, descendante de l'une des Kali'na exposés au Jardin d'acclimatation à la fin du XIXe, qui se bat pour rapatrier les morts en Guyane.

Comment concilier intérêt scientifique et nouvelles considérations éthiques ? Wanda Zinger est spécialisée en anthropologie biologique. "On est une nouvelle génération d’anthropologues et ces collections font débat. Elles sont le témoin d’une histoire et si les peuples concernés veulent les réacquérir, il faut leur redonner, peu importe la perte scientifique qu’il y a derrière", estime la jeune femme. Mais la question des restitutions n’est pas si simple et les verrous juridiques sont nombreux. Si des dizaines de milliers de restes humains sont conservés dans les collections françaises, à ce jour, le nombre de restitutions se compte sur les doigts d’une main.

Les restes humains (1/3). Rendre les noms, ramener les corps, combat pour les Kali'na exhibés à Paris

Les restes humains (3/3). Entre éthique et diplomatie, la délicate question des restitutions