Quand Maud Petit, députée MoDem du Val-de-Marne, monte à la tribune de l'Assemblée nationale, jeudi 29 février, elle a la gorge nouée. Après plusieurs heures de débats sur la loi chlordécone défendue par Elie Califer (Socialistes et apparentés, Guadeloupe), l'élue, d'origine martiniquaise, annonce à contrecœur qu'elle ne soutiendra pas la loi. "Je suis arrivée en séance avec l'espoir de faire voter cette proposition de loi par le groupe MoDem. (...) Mais j'avais réservé notre vote favorable à l'évolution rédactionnelle du texte. Force est de constater qu'à l'issue des débats (...) et après adoption d'amendements qui nous paraissent incohérents (...), nous ne nous opposerons pas à son adoption, par égard pour nos compatriotes de Martinique et de Guadeloupe (...). Mais nous ne pouvons pas, en l'état actuel de la rédaction, nous y associer."
La proposition de loi, qui reconnaît la responsabilité de l'état dans les préjudices sanitaires, environnementaux et économiques subis en Guadeloupe et en Martinique liées à l'utilisation du chlordécone, a quand même été adoptée (100 votes "pour", 1 "contre", 80 abstentions), mais sans les voix des trois groupes de la majorité présidentielle (Renaissance, MoDem et Horizons), ni celle du groupe Les Républicains (représenté uniquement par le député Philippe Juvin). Ils comptaient pourtant apporter leur soutien à ce texte. Mais ils ont finalement préféré s'abstenir. Un député MoDem, Luc Geismar, s'est même résigné à voter "contre".
Une loi peu contraignante
"Nous avons tenté depuis quelques jours d'arracher un vote unanime, mais on ne pouvait pas accepter une réécriture du texte qui allait dénaturer cette proposition, et qui allait l'affaiblir", a réagi Elie Califer, en sortant de l'hémicycle une fois sa loi votée. Pour la première fois, l'Assemblée reconnaît la responsabilité des pouvoirs publics dans le scandale du chlordécone. Un vote avant tout symbolique, admet l'ancien enseignant élu au Parlement en 2022. Mais tout de même "historique".
Quand une partie du territoire de la République souffre, il faut que la République elle-même soit unie autour de sa population. Et les Antilles, qui ont 800.000 habitants, c'est aussi la France. C'est aussi des hommes et des femmes qui ont besoin d'être soignés, qui ont besoin d'être accompagnés, et qui ont besoin de travailler dans des terres qu'il faut dépolluer le plus rapidement possible.
Elie Califer, député de la Guadeloupe, à Outre-mer la 1ère
Déjà auteur d'une proposition de loi visant à reconnaître la responsabilité de l'État dans l'empoisonnement des Antilles au chlordécone en juillet 2023, l'élu, par pragmatisme, avait cette fois-ci décidé de présenter une nouvelle version plus allégée, moins contraignante, afin de satisfaire le maximum de députés.
La démarche politique allait fonctionner. La majorité présidentielle, dont la seule réserve portait sur la formulation du texte – qui laisserait à penser que l'État est le seul fautif dans le scandale du chlordécone, sans mentionner les acteurs privés qui ont fermé les yeux sur la dangerosité du produit –, avait fait état de ses réticences lors de l'examen en commission, le 14 février, mais était quand même prête à voter la proposition de loi. L'examen en séance publique a frustré les élus.
Les amendements de la Nupes
L'adoption de plusieurs amendements portés par la Nupes, l'alliance des députés de gauche, a complètement changé la donne et poussé la majorité et Les Républicains à s'abstenir. Il y a d'abord eu l'amendement présenté par Mereana Reid-Arbelot (Gauche démocrate et républicaine, Polynésie française), qui prévoit d'étendre les indemnisations aux victimes indirectes du chlordécone. Le gouvernement n'y était pas favorable. L'Assemblée a quand même adopté.
Pareil pour les multiples amendements du député Jean-Philippe Nilor (La France insoumise, Martinique), adoptés contre l'avis de la majorité. Il a obtenu que l'indemnisation concerne les victimes contaminées dans et hors du cadre professionnel (alors qu'aujourd'hui, ce sont principalement les travailleurs agricoles qui peuvent être dédommagés). Le Martiniquais a aussi poussé pour qu'une campagne de prévention soit mise en place à l'échelle nationale, et pour que le gouvernement évalue la présence de chlordécone partout en France, et non uniquement aux Antilles, d'ici à l'année prochaine.
Enfin, la députée écologiste de Paris, Sandrine Rousseau, a, de son côté, obtenu qu'une étude sur l'impact de l'interaction du chlordécone avec d'autres produits phytosanitaires, comme le glyphosate, soit réalisée pour en connaître les effets sur l'environnement et la santé. Elle a aussi fait passer un amendement visant à "établir publiquement la responsabilité des décideurs politiques dans ce scandale d’État", ce qui, potentiellement, pourrait mettre en cause les différents ministres qui ont accordé les dérogations pour continuer d'épandre le chlordécone dans les bananeraies antillaises entre 1990 et 1993, comme Louis Mermaz. Enfin, elle a fait adopter un amendement mettant à contribution l'industrie des produits phytosanitaires pour dépolluer les sols et les eaux en Guadeloupe et en Martinique, selon le principe du pollueur-payeur.
"Pour moi, le texte n'avait plus de sens"
Cette proposition de loi, qui se voulait dans un premier temps relativement simple, est alors devenue trop contraignante pour le gouvernement. "Je suis très déçue, pas parce que les amendements de la majorité n'ont pas été adoptés. Mais c'est parce qu'il y a eu des choses qui ont été rajoutées que je ne pouvais plus voter", a confié Maud Petit dans la salle des Quatre-Colonnes de l'Assemblée, en sortant de la séance, toujours très émue d'avoir renoncé à soutenir la loi. "Le texte a été élargi. Pour moi, il n'avait plus de sens, véritablement."
Avec sa collègue de Renaissance, Charlotte Parmentier-Lecocq, la députée avait de son côté présenté des amendements pour que la responsabilité du scandale sanitaire ne soit pas attribuée uniquement à l'État, mais aussi aux lobbys, aux producteurs de bananes et au fabricant du pesticide. Lors d'une suspension de séance, en début d'après-midi, plusieurs députés se sont réunis autour de la ministre chargée des Outre-mer, Marie Guévenoux, pour tenter de trouver un terrain d'entente sur la formulation à utiliser, afin de satisfaire le plus de monde possible. "Nous étions sur le point de trouver un amendement qui allait à tout le monde", assure Maud Petit. Mais les négociations ont tourné court. La formulation n'a pas bougé. Les deux élus de la majorité décident de retirer leur amendement. Et de ne pas soutenir le texte.
Johnny Hajjar (Socialistes et apparentés, Martinique) déplore l'abstention de ses collègues. "C'est un regret, je pense qu'il aurait fallu faire preuve d'humilité et de reconnaissance", réagit-il. Mais, avec ou sans les centristes, il salue l'adoption de cette loi. "Cette reconnaissance de responsabilité ouvre la porte des réparations, mais aussi ouvre la porte du travail judiciaire, qui doit continuer pour faire condamner les coupables privés."
Le parcours législatif de la loi chlordécone est loin d'être terminé. Pour être définitivement adoptée, elle devra être votée dans les mêmes termes par le Sénat, à majorité de droite. Maud Petit garde donc espoir de pouvoir faire évoluer le texte, pour, peut-être, le voter en deuxième lecture. "J'espère, s'il y a une navette [parlementaire entre le Sénat et l'Assemblée], qu'on pourra encore trouver un terrain d'entente, pour que toute la majorité vote ce texte", dit-elle. "Nous avons remporté une bataille, salue Elie Califer. Mais pas encore la guerre."