En 1594, L’Espérance, premier bateau négrier à quitter les côtes françaises, part du port de La Rochelle pour l’Afrique. La ville fut la première cité française à se lancer dans le commerce triangulaire. Du XVIe au XIXe siècles, 446 autres navires emprunteront le même itinéraire, faisant de la commune le deuxième port négrier de France, derrière Nantes.
Alors que la commémoration de la Journée nationale des mémoires de la traite, de l'esclavage et de leurs abolitions se déroule traditionnellement au Jardin du Luxembourg, à Paris, cette année la cérémonie a été délocalisée à La Rochelle. Le Premier ministre Gabriel Attal, la ministre de l'Éducation nationale, Nicole Belloubet, le président de l'Assemblée de Guyane, Gabriel Serville ou encore l'ambassadeur d'Haïti en France et des représentants du monde associatif ont fait le déplacement.
Du côté de Matignon, on assure que la délocalisation découle de la volonté de sortir du microcosme parisien et de faire participer le plus de Français possible à l’exercice très codifié du devoir de mémoire. Reste qu’à quelques semaines des élections européennes, certains y voient un calcul plus politique : l’année dernière, la cérémonie du 10 mai avait été réduite au strict minimum, certes en présence de la Première ministre de l’époque, Elisabeth Borne, mais sans aucune prise de parole politique.
Une histoire de l'esclavage aussi européenne
Qu’importe pour les participants. Commémorer les mémoires de l’esclavage dans un ancien port négrier, c’est rappeler des vérités essentielles. Rappeler que l’histoire de l’esclavage ne s’est pas déroulée uniquement dans les lointaines colonies d’Amérique, de la Caraïbe et de l’océan Indien, mais également sur le territoire européen. Rappeler que la puissance de la France s’est aussi construite sur la traite et que de très nombreuses villes, La Rochelle, mais aussi Nantes, Bordeaux, Marseille ou le Havre, ont profité du commerce triangulaire pour s’enrichir.
L’ancien premier ministre et président de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage, Jean-Marc Ayrault, voit dans ce nouveau format un "hommage aux villes, aux départements et aux régions qui se sont engagés depuis des années comme des précurseurs pour (…) assumer cette histoire". La journée fut notamment l’occasion d’inaugurer une statue, commandée par la municipalité à l’artiste haïtien Filipo. En bronze, elle représente une femme ayant réellement existé. Clarisse, née esclave à Saint-Domingue (désormais Haïti), fut emmenée par ses maîtres à La Rochelle pour servir de nourrice. Elle obtint finalement sa liberté après avoir demandé son affranchissement auprès du Conseil général de la commune en 1793.
Demande de réparations à Haïti
"Cet hommage d’un port qui a dû sa prospérité au sucre de Saint-Domingue est plus qu’un symbole", a salué Jean-Marc Ayrault, avant de relayer l’appel du maire de La Rochelle pour que la France s’engage dans une "démarche de réparation en faveur du peuple haïtien, qui subit actuellement une terrible crise", provoquant des applaudissements dans l’assistance.
"Cette démarche, elle est juste, car elle viendrait réparer l’une des plus grandes injustices de l’histoire, je veux parler de l’indemnité colossale qu’en 1825 la France de Charles X a forcé les anciens esclaves d’Haïti à payer à leurs anciens maîtres, et cela, pendant des générations, jusque dans les années 1950", a complété le président de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage, voyant en l’année 2025, date du bicentenaire de la dette, "l’occasion d’un grand geste". Les conditions de l'indépendance d'Haïti sont pour de nombreux experts aux origines de la pauvreté structurelle qui mine le territoire, ravagé par les gangs.
Esquivant l’appel de son prédécesseur concernant Haïti, Gabriel Attal s’est contenté de rappeler que la France "est mobilisée aux côtés de la communauté internationale pour aider les populations face aux besoins humanitaires". Saluant "le poids de ceux qui brisèrent eux-mêmes leurs chaînes", le Premier ministre a pris la parole pendant plus d’une vingtaine de minutes.
Le Code noir fut la loi de la France. Le pays où s’éveillaient les Lumières a nourri l’esclavage pendant des décennies. Le dire, le reconnaitre, ce n’est pas s’affaiblir : c’est grandir. Trop longtemps un voile a été jeté sur ce passé, trop longtemps la mémoire de l'esclavage a été enfouie.
Gabriel Attal, Premier ministre.
"Être citoyen, c’est reconnaitre son histoire en son entier, sans occulter aucune page. (…) Parce que nous regardons l’histoire en face, nous continuerons à mener la bataille de l’éducation. Nous avons renforcé les programmes scolaires et nous continuerons à renforcer la formation des professeurs", a promis l’ancien ministre de l’Éducation, rappelant la généralisation dès la rentrée prochaine de cours d’empathie dans les écoles, notamment pour lutter contre le racisme.
Le mémorial en hommage aux victimes de l'esclavage – promesse présidentielle dans les cartons depuis des années – "sera érigé à Paris dès l’année prochaine", a assuré Gabriel Attal. Le Premier ministre a par ailleurs annoncé la création prochaine d’un label spécifique pour les lieux de mémoire de l’esclavage et l’organisation d’une "grande exposition nationale sur la mémoire de l’esclavage" en 2026, date anniversaire de l’adoption, en 2001, de la loi dite Taubira, reconnaissant l’esclavage et la traite comme des crimes contre l’humanité.