L’audition de plusieurs responsables de la CCAT, placés en garde à vue ce 19 juin suite à une enquête préliminaire ouverte le 17 mai, met le projecteur sur le volet judiciaire des émeutes. Depuis le début de la crise calédonienne, les acteurs de la justice en Nouvelle-Calédonie connaissent une activité intense. Pour en mesurer l’ampleur, NC la 1ère se penche sur les procédures menées pendant la durée symbolique d'un mois.
1 014 gardes à vue en un mois
"En temps normal, nous faisons autour de cinq mille gardes à vue à l'année", pose Yves Dupas, procureur de la République. Ce qui fait une moyenne d’environ 400 par mois. Mais les troubles qui sont survenus entre le dimanche 12 mai, marqué par les premiers barrages, et le jeudi 13 juin au soir, en ont entraîné 1 014.
- Parmi elles, 104 impliquaient des jeunes mineurs, soit environ 10 %.
- Sur ce millier de gardes à vue, les deux tiers (655) concernaient des atteintes aux biens : des vols, beaucoup de recels d’objets volés, des dégradations volontaires.
- 239 autres (près d'un quart) étaient liées à des atteintes aux forces de l’ordre, que ce soit des gendarmes en poste, des gendarmes mobiles en mission, des policiers nationaux ou des policiers municipaux.
- Parmi ce millier de personnes entendues en garde à vue, 148 ont été déférées, dont 71 ont été écrouées à la prison du Camp-Est.
Une série d'informations judiciaires
En cas de crime ou d’infraction complexe, le procureur ordonne l’ouverture d’une information judiciaire. Sur ce fameux mois, douze informations judiciaires ont été initiées. Elles concernent notamment des personnes tuées par balle, en l'occurrence les quatre drames survenus le 15 mai, à Nouméa et dans son agglomération.
Ce mercredi tragique, Stéphanie Doouka et Chrétien Neregote, âgés de dix-sept ans et 36 ans, ont été abattus dans la zone industrielle de Ducos. Un gérant de société a été mis en examen pour meurtre et placé sous mandat de dépôt, c'est-à-dire en détention provisoire.
Jybril Salo a perdu la vie ce jour-là vers Tindu, près d'un barrage. Cet étudiant de dix-neuf ans a été touché dans le dos, à distance. Trois personnes qui ont reconnu avoir tiré en direction de manifestants ont été mises en examen pour meurtre, et assignées à résidence sous surveillance électronique.
Le soir, Nicolas Molinari, gendarme mobile de 22 ans, a été mortellement blessé par un tir à la tête à La Coulée, dans le Sud du Mont-Dore, lors d'une intervention. Une information judiciaire a été ouverte pour meurtre, mais aussi pour tentative de meurtre sur plusieurs de ses collègues.
À noter que deux informations judiciaires concernent les dégradations contre la serpentine de Kouaoua, le convoyeur de minerai utilisé par la SLN, qui a été vandalisé au cours de cette période.
Des centaines de comparutions immédiates et de convocations en justice
Après le millier de gardes à vue menées du 12 mai au 13 juin, 240 des personnes concernées ont été convoquées au tribunal pour être jugées. Cinq semaines après, ces procès commencent seulement à avoir lieu. Mais de très nombreuses audiences se sont déjà déroulées en comparution immédiate, notamment grâce au renfort de magistrats et d’officiers de police judiciaire venus de l’Hexagone. À ce jour, on atteint la centaine, comme celle dont NC la 1ère a dressé le compte rendu ici.
"Le parquet déploie une politique pénale basée à la fois sur la fermeté et la proportionnalité", répète le procureur. "La fermeté, c'est l'orientation vers la comparution immédiate pour les faits les plus graves." C'est-à-dire, "toutes les atteintes aux forces de l'ordre (tirs, caillassages, projection ou détention de cocktail Molotov). Les faits de dégradation par incendie. Les vols assez volumineux d'objets, notamment dans un contexte de pillage. À Bourail, donne-t-il en exemple, deux individus ont été condamnés par le tribunal correctionnel en comparution immédiate pour avoir volé toute une série de matériels électroménagers." La comparution immédiate est également privilégiée pour "toutes les atteintes aux personnes", des menaces graves aux violences.
Des alternatives aux poursuites
"Après, enchaîne le représentant du parquet, c'est de la proportionnalité pour des faits de gravité moindre. Par exemple, un vol ponctuel d'un objet, une dégradation mais qui n'est pas par incendie, du recel de deux téléphones portables… C'est tout le champ des réponses pénales adaptées, proportionnées, qui tiennent compte des antécédents judiciaires des personnes." Sachant que "beaucoup des personnes poursuivies pour vol ou recel de vol ne présentaient pas d'antécédent judiciaire."
Entre le 12 mai et le 13 juin, "il a été procédé à 210 mesures alternatives [aux poursuites], comme du travail non rémunéré", cite Yves Dupas. "Un exemple. Celui qui a un [pistolet] gomme cogne ou un sabre dans la voiture, qu'il transporte, c'est du transport d'arme de catégorie D. La réponse pénale est proportionnée, ça peut être une amende, une composition pénale, une ordonnance pénale."
La stratégie du parquet, c'est de mener une politique pénale équilibrée et distinguant très clairement des actes graves, qui sont orientés, lorsque les faits sont établis, vers la comparution immédiate; et pour le reste, des réponses pénales plus proportionnées, plus adaptées, avec de la convocation en justice à un délai d'un ou deux mois, ou des mesures alternatives.
Yves Dupas, procureur de la République
Quand les forces de l’ordre sont pointées
Combien de procédures impliquent-elles des forces de l'ordre, en tant qu'auteurs présumés ? "Nous avons eu deux policiers [nationaux] poursuivis pour vol de matériel informatique au lycée Petro-Attiti", quartier de Rivière-Salée, dans le Nord de Nouméa. "Une convocation en justice a été délivrée", relève le procureur.
"On a quelques procédures, mais elles sont finalement en nombre très limité, de faits de violences par personne dépositaire de l'autorité publique", poursuit-il. Le 7 juin, un policier municipal de Nouméa est passé en comparution par reconnaissance préalable de culpabilité, pour avoir violemment frappé un homme interpellé. Sa peine est de dix mois d’emprisonnement, avec notamment interdiction d’exercer une fonction publique pendant cinq ans. "On a eu un signalement d'un gendarme mobile qui a saisi la tête d'une personne interpellée", ajoute-t-il. "Il y a eu une dénonciation par un membre de la CCAT. L'enquête est en cours."
À l’inverse, il y a cette procédure, en cours, du policier adjoint qui a porté plainte en mettant en cause le dispositif de "voisins vigilants" dans le Sud de Nouméa, à Tuband.
Au moins 245 classements sans suite
Des affaires liées aux émeutes font l'objet de classement sans suite. Entre le 12 mai et le 13 juin, "trente procédures ont été classées sans suite pour irrégularité. Par exemple, une interpellation sans PV de constatation. Comme nous n'avons pas d'élément sur le procès-verbal de saisine, nous ne pouvons pas aller plus loin", décrit le procureur. "Ça reste surtout sur des faits d'entrave à la libre circulation, ou d'attroupement armé sur un barrage. Le traitement judiciaire est parfois compliqué lorsqu'il intervient de manière quasiment concomitante à des opérations de maintien de l'ordre."
215 autres procédures ont été classées sans suite pour insuffisance de charge. "À titre d'illustration, on classe sans suite parce qu'on considère que l'élément matériel n'est pas vraiment caractérisé", cite Yves Dupas. Il évoque le cas d'un barrage à proximité d'un squat, dont un habitant sort avec un sac-poubelle, puis le jette dans le feu allumé sur le barrage. "Et il est interpellé pour entrave à la libre circulation sur la voie publique. Est-ce qu'il est l'auteur de l'entrave ou est-ce qu'il n'a pas brûlé son sac-poubelle par opportunité ? Ça nous oblige à être très rigoureux dans l'analyse des constatations et dans la recherche des éléments constitutifs de l'infraction."
Le travail d'enquête va durer des mois
L'apaisement relatif de la situation ne veut pas dire que la charge diminue. "Le travail d'enquête, maintenant, intervient sur des faits qui n'ont pas donné lieu à interpellation tout de suite, mais qui donnent lieu à des investigations", explique Yves Dupas. Vol, recel, violence sur personne, incendie ou saccage d'entreprises et commerces … Ces procédures nécessitent l'exploitation de vidéos et de photos, de recueil de témoignages… Un exemple : "On a toute une série de procédures sur du recel de vol d'argent dans des DAB", ces distributeurs automatiques de billets qui ont été ciblés à de nombreux endroits.
On s'attend à au moins six mois de travail d'enquête intense.
Yves Dupas
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