Malgré la distance géographique, les Outre-mer français font bien partie de l’Europe depuis le Traité de Rome (1957). Mais pour beaucoup d’habitants, cette appartenance européenne reste abstraite. Outre-mer, et si on bougeait les lignes ? part à la découverte de cette Europe ultramarine.
L’étudiante réunionnaise descend l’Esplanada de España, à Alicante, cette rue marbrée de 500 mètres célèbre pour sa mosaïque de tuiles rouges, bleues et blanches. On croirait la scène tout droit tirée de L’auberge espagnole, le film de Cédric Klapisch qui, à travers l'histoire de six étudiants Erasmus en colocation à Barcelone, a popularisé le fameux programme d’échange étudiant. Erasmus (EuRopean Action Scheme for the Mobility of University Students) permet en effet chaque année à plus de 300 000 étudiants européens (dont plus de 40 000 Français) de poursuivre leurs études dans un pays de l’Union.
Murielle Gigan, 22 ans, est de ceux-là. Etudiante en licence d’espagnol à l’Université de La Réunion, elle est arrivée en février à Alicante pour terminer sa troisième année. Une aventure qui va durer 6 mois.
J’ai connu le programme Erasmus grâce à mes professeurs qui nous poussent à découvrir d’autres pays et étudier ailleurs. C’est un vrai enrichissement même si ce n’était pas facile de quitter La Réunion avec papa et maman à côté. Il faut de la maturité parce qu’ici, il faut tout gérer seule, l’appartement, les factures, les courses ou le ménage tout bêtement. C’est un mode de vie complètement différent mais on n’en ressort qu’avec du positif !
Des aides et des contraintes
A Saint-Martin, visite de chantier avec Jean-François Billot. Il a dû reconstruire son hôtel après le passage du cyclone Irma en 2017. "Irma a ravagé l’hôtel, on a eu pour près de 10 millions d’euros de travaux, 10 millions pris en charge par les assurances", raconte l’hôtelier. Mais pour construire une station autonome des traitements des eaux de son établissement et un abri anticyclonique, c’est l’Europe qui, cette fois, est venue à son secours. "C’est principalement pour la protection de notre clientèle et de nos employés mais l’abri sera aussi à la disposition des habitants de Grand-Case si le besoin s’en fait sentir. Ces projets d’ingénierie sont compliqués et sans un soutien bancaire fort, sans les subventions européennes, ce serait très difficile." L’Europe qui financera la moitié des investissements qui se montent à plus d’un million d’euros.
Olivier Marie-Reine, lui, vit au contraire l’Europe comme une contrainte. Marin pêcheur en Martinique, il se sent pris dans les mailles du filet bruxellois, tous ces textes, directives, règles et normes imposés par la Commission européenne.
Si un pêcheur de Martinique veut acquérir un bateau par exemple, il va le payer plus cher parce qu’il doit répondre à des critères de normes européennes. Si j’achète ce même bateau aux Etats-Unis ou à la Barbade tout près de moi, je vais le payer 30 à 40 % moins cher parce qu’il n’y a pas les normes européennes. Il y a de nouvelles normes tout le temps.
Et pour le professionnel, les aides européennes accordées aux pêcheurs ne compensent pas ces difficultés. "L’Europe injecte des fonds, c’est vrai, le fonds pour la pêche par exemple, mais le mécanisme est tellement grippé que pour les avoir, c’est souvent une montagne à gravir. L’Europe a fait de nous des victimes économiques !"
Trois témoignages qui montrent la diversité et la complexité parfois des relations avec l’Europe quand on vit outre-mer.
Loin des yeux, loin du cœur ?
Loin des yeux, loin du cœur, pourrait-on croire… Mais même dispersés dans 3 océans, même éloignés du continent européen, les Outre-mer ont toujours fait partie de l’Europe. Depuis les origines en fait et la signature du Traité de Rome le 25 mars 1957, l’acte fondateur du marché unique. L’Europe des 6 s’est considérablement élargie avec 27 Etats membres aujourd’hui et a révisé toute sa géographie.
La France n'est pas en effet le seul État européen à exercer sa souveraineté sur des territoires ultramarins. C’est aussi le cas du Danemark avec les îles Féroé et le Groenland, de l'Espagne avec l'archipel des Canaries, de la Norvège avec les archipels Jan Mayen et Svalbard, des Pays-Bas avec les îles des anciennes Antilles néerlandaises (Aruba, Bonaire et Curaçao) ainsi que Sint Eustatius, Sint Maarten et Saba, et enfin du Portugal avec les archipels des Açores et de Madère.
Au total, l’Europe compte désormais 22 territoires hors du continent européen, répartis sur l'ensemble du globe, qui sont membres à part entière de l’UE ou qui entretiennent des liens privilégiés avec elle.
Deux statuts : RUP ou PTOM
La France est néanmoins le seul État membre qui dispose à la fois de Régions Ultrapériphériques (RUP) et de Pays et Territoires d’Outre-mer (PTOM). Les régions ultrapériphériques sont, comme les autres territoires de l’Union européenne, soumises au droit européen mais avec certaines spécificités. Ce statut, reconnu officiellement pour la première fois en 1992 par le Traité de Maastricht, a été formellement défini en 2009 par l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne.
Ainsi la Guadeloupe, Saint-Martin, la Martinique, la Guyane, La Réunion et Mayotte font intégralement partie de l’Union et de la Communauté européenne, tout en bénéficiant de certaines adaptations pour faire face aux contraintes liées à leur situation "aggravée par leur éloignement, l’insularité, leur faible superficie, le relief et le climat difficiles, leur dépendance économique vis-à-vis d’un petit nombre de produits, facteurs dont la permanence et la combinaison nuisent gravement à leur développement", comme indiqué dans l’article 299 du Traité de Rome (révisé par le traité d’Amsterdam). Avec dans la corbeille, des aides très importantes : les RUP françaises ont en effet bénéficié de 4,9 milliards d’euros au titre de la politique de cohésion sur la période 2014-2020, des crédits qui leur ont permis de financer 1 420 projets, selon un rapport du Sénat français.
En revanche, les Pays et Territoires d’Outre-mer ne font pas partie intégrante de l’Union européenne. La Nouvelle-Calédonie, la Polynésie française, Saint-Barthélemy, Saint-Pierre-et-Miquelon, les Terres Australes et Antarctiques Françaises et les îles de Wallis-et-Futuna, sont simplement "associés" à l’Union européenne, au nom des relations particulières qu’ils entretiennent avec un Etat membre. Ils ne sont pas non plus membres de l'espace Schengen. Un pied dedans et un pied dehors, pourrait-on résumer. Les PTOM bénéficient tout de même du soutien financier de l’Europe, dans une moindre mesure que les RUP, et leurs habitants ont bien la citoyenneté européenne.
Une vision différente selon les territoires
Ce qui explique sans doute les différentes perceptions que les Ultramarins ont de leur appartenance à l’Europe selon les territoires. "Dans les 5 DOM, on vit l’Europe au quotidien, reconnaît François Taglioni, géographe et professeur des universités à La Réunion. Ne serait-ce que dans le paysage, il y a toujours un panneau européen sur un chantier qui rappelle que telle infrastructure routière, hospitalière ou d’éducation a été financée par l’Europe. C’est un peu moins vrai à Wallis et Futuna, en Nouvelle-Calédonie ou en Polynésie française où la présence européenne est moins forte Du fait de ces statuts différents."
Et s’ils ont longtemps fait partie des territoires les moins développés de l’Union, les Outre-mer sont aujourd’hui plutôt choyés par l’UE. "Ils profitent même plus de l’Europe en réalité lorsque ce sont des Régions Ultrapériphériques, assure Jacques Ziller, professeur de droit européen à l’université de Pavie en Italie. Le cas le plus typique, c’est Mayotte qui était un PTOM jusqu’en 2013, qui est devenue une RUP depuis et qui a vu ses subventions multipliées par 20 !"
Au point parfois de rendre jaloux certains Etats membres qui ne possèdent pas d’outre-mer. "Il y a des Régions ultrapériphériques portugaises et espagnoles donc les Portugais et les Espagnols comprennent très bien cela, il y a des Pays et Territoires d’Outre-mer danois et hollandais donc les Danois et les Hollandais comprennent assez bien mais les autres ne comprennent pas très bien, fait remarquer Jacques Ziller. C’est moins l’Europe que certains Etats membres et gouvernements qui disent : pourquoi est-ce qu’ils demandent des faveurs ? Ce ne sont pas des faveurs mais des adaptations et il y a assez régulièrement des adaptations."
Records d’abstention aux Européennes
Et pourtant, l’Europe semble bien loin des préoccupations des Ultramarins. Comme en 2014, les Outre-mer ont une nouvelle fois battu des records d’abstention aux élections européennes de 2019. 86,6 % en Guyane, 85,6 % en Guadeloupe ou encore 84,8 % en Martinique ! Un désintérêt, une indifférence voire un désamour qui interroge… D’autant que, selon les spécialistes, les Outre-mer font même encore preuve d’une certaine timidité dans l’utilisation des crédits européens ou de l’adaptation locale des textes et règlements communautaires.
"Je pense que les départements d’outre-mer n’ont pas suffisamment assimilé qu’ils ont des marges de souplesse dans la gouvernance de leurs territoires grâce à tous ces textes de l’Union européenne", constate Gérard-François Dumont, professeur à la Sorbonne. Selon le géographe et économiste, "Mayotte pourrait dire par exemple, je souhaite être une zone franche sur l’ensemble de mon territoire et l’Union européenne ne pourrait pas dire : vous n’avez pas le droit de le faire."
L'Europe en questions
Dans ce contexte, que signifie être "Européen" quand on vit aux antipodes de ce continent ? S’agit-il davantage d’une affaire de valeurs partagées que d’une question de géographie ? L’Europe ne risque-t-elle pas de nous faire perdre de vue nos voisins immédiats ? Quel bilan de l’action de l’Union vis-à-vis des Outre-mer peut-on dresser ? Faut-il faire évoluer cette politique, et si oui, dans quel sens ? Autant de questions auxquelles Outre-mer, et si on bougeait les lignes ? tentera de répondre dans son 7ème numéro avec l’aide des rédactions du réseau des 1ères.
Karine Zabulon, présentatrice de l’émission, interrogera notamment des experts : la Guadeloupéenne Chantal Dagnaud-Plumain, présidente d’Institutions & Stratégies, Frédéric Ferrer, chef du département Energies Nouvelles à la SARA (Société Anonyme de la Raffinerie des Antilles), Grégoire Savourey, chargé de mission biodiversité Océan Indien – UICN (Union Internationale pour la Conservation de la Nature). Elle ouvrira ensuite le débat avec Younous Omarjee, député européen et Président de la commission du développement régional Stéphane Bijoux, député européen et Président de la délégation Cariforum-UE, et Joël Destom, membre du Comité économique et social européen.
L’émission sera diffusée prochainement sur les antennes des 1ère et sur le Portail des Outre-mer. Réagissez ou posez vos questions à redaction.outremer@francetv.fr