Outre-mer la 1ère : Comment est né Racines, quelle est la genèse de cette bande dessinée ? Qu'est-ce qui vous a motivé à écrire et dessiner une histoire qui parle de cheveux ?
Lou lubie : J’ai l'habitude d'écouter des podcasts de gens qui racontent des choses qui leur sont arrivées et je me suis demandé ce que moi je raconterais si je devais parler de ma vie. Et je me suis dit que je parlerais de cheveux parce que mes cheveux prennent beaucoup de place dans mon emploi du temps, mon budget et en termes de charge mentale. Je pensais que c'était le cas pour tout le monde, mais j'ai pris conscience de la spécificité des femmes noires et métisses. Il y a donc un vrai sujet que j'ai eu envie de creuser. Plus je me suis renseigné, plus je me suis rendu compte que c'était systémique et que ça me dépassait complètement. Et là, j'ai eu envie d'en faire une bande dessinée.
Cette bande dessinée, Racines, c'est donc du vécu. Est-ce qu’il s’agit de votre histoire en particulier ?
D'un point de vue capillaire, je suis passée par les mêmes étapes que Rose, mon héroïne. J'ai eu à peu près les mêmes coiffures qu'elle, pas forcément dans le même ordre et pas pour les mêmes raisons. Donc ça, ça m'a permis de parler de quelque chose que je connaissais. Après, c'est de la fiction. Son histoire de vie est très différente de la mienne, elle a d'autres motivations et son entourage est très différent du mien. Mais c'est vrai qu'on a des choses en commun, ça c'est certain.
Rose, votre héroïne, par quelles étapes capillaires passe-t- elle ?
Quand Rose est petite, elle déteste ses cheveux naturels et très difficiles à coiffer. Sa mère lui fait des tresses qui ne lui plaisent pas du tout. Quand elle est au collège, elle se fait harceler en raison de ses cheveux. Elle va se raser la tête, car on lui a mis un chewing-gum dans les cheveux. Elle va garder ses cheveux très courts jusqu'au moment où elle quitte La Réunion pour aller faire ses études en métropole. À ce moment-là, elle a besoin de renouer avec sa féminité. Je parle beaucoup de la place du cheveu ras chez les femmes. Qu'est-ce que ça dit ? Comment c'est perçu ? Et donc, à ce moment-là, elle rejoint les salons de coiffure africains et elle se fait faire des tissages. Ça consiste à venir coudre des mèches de cheveux naturels sur des tresses qu'on fait à partir des vrais cheveux. Donc ses cheveux poussent pendant qu'elle porte les tissages. Et c'est ainsi qu'une fois qu'elle les a suffisamment longs, elle passe au défrisage chimique à froid, une méthode qui abîme beaucoup les cheveux, mais qui permet de les avoir vraiment très raides. Et puis ses cheveux finissent par s'abîmer. Elle passe alors aux tresses africaines qui vont donc l'aider à renouer avec ses racines, son passé puisqu'elle est blanche, mais elle est aussi afro-descendante. Elle a des ancêtres à la fois d'Europe, d'Afrique et d'Asie. Elle vient réellement de partout et donc ses tresses vont la réconcilier avec ses racines. D'où le titre Racines. Ça va lui permettre d'aller vers la dernière étape de son cheminement qui est le cheveu naturel. Donc où elle se réconcilie complètement avec sa nature de cheveux. Elle est capable de les porter tels qu'ils sont et d'en être fière.
Est-ce que pour cette bande dessinée, vous avez fait beaucoup de recherches ? Et est-ce que vous avez fait des découvertes sur ce sujet ?
Ah oui, j’ai vraiment exploré les sujets du sexisme, du racisme. J'ai étudié l'histoire du colonialisme, notamment l'esclavage à La Réunion, que je connaissais assez mal en fait, alors que c'est mon île. Je suis allée plonger dans les chiffres, dans les statistiques, parce que je ne voulais pas simplement dire que les femmes noires aux cheveux crépus se font discriminer. Là, je m'appuie sur des chiffres précis pour pouvoir vous dire que oui, c'est systémique, oui, ça arrive partout et ce n'est pas le problème d'un personnage de fiction, c'est la réalité pour plein de femmes. Donc j'ai fait quelques mois de recherches.
Est-ce qu'il y a un fait qui vous a marqué en particulier ?
Il y a une statistique qui m'a vraiment choquée, c'est le nombre de femmes noires aux États-Unis qui sont renvoyées de leur travail en raison leurs cheveux naturels. Elles sont jugées comme non professionnelles. Et ça, c'est aberrant qu'on puisse empêcher quelqu'un de travailler. Mais ça se passe aussi à l'école. On a des enfants à qui on refuse l'accès à l'école parce qu'ils portent leurs cheveux naturels.
Et en France, à La Réunion, est-ce qu'on a ce type de problème ?
C'est difficile à quantifier parce que les statistiques ethniques sont interdites en France. Mais oui, c'est quelque chose qui existe et c'est la raison pour laquelle la loi contre la discrimination capillaire est passée cette année et interdit de recruter les gens ou de les discriminer sur leurs cheveux. Donc que ce soient des cheveux naturels, crépus, mais aussi les hommes chauves, les personnes qui auraient des dreadlocks, des cheveux roses. Il y a plein de discriminations potentielles, mais je pense que ça va surtout protéger les personnes noires et afro descendantes dont les cheveux sont très mal reçus dans notre société.
Les BD de Lou Lubie :
2024 : Racines (Delcourt)
2023 : Comme un oiseau dans un bocal (Delcourt)
2021 : Et à la fin, ils meurent (Delcourt)
2019 : La fille dans l’écran (Marabulles)
2016 : Goupil ou face (Vraoum)