"Les esclaves ont été libérés il y a 160 ans. Mais ils ont dû continuer à travailler pendant dix ans supplémentaires. C’est pour ça que mon badge indique 1873." Regena Benescea tapote son pin’s, accroché à sa robe rouge. Si elle insiste sur cette date, c’est pour qu'on ne s'y méprenne pas. En effet, l’abolition de l’esclavage dans les colonies néerlandaises a bel et bien été promulguée le 1ᵉʳ juillet 1863. Mais c’est seulement dix ans plus tard qu’elle a été réellement et effectivement appliquée.
150 ans plus tard, donc, des centaines de descendants d’esclaves du Suriname et des Antilles néerlandaises – Aruba, Curaçao, Sint-Marteen – se sont rassemblés à Amsterdam pour rappeler l’horreur de l’histoire coloniale. Regena Benescea vit aux Pays-Bas depuis 51 ans (elle en a 72). Mais elle est née et a grandi au Suriname, petit pays d’Amérique du Sud bordant la Guyane. Chaque 1ᵉʳ juillet, pour le Keti Koti ("chaînes brisées" en créole surinamais), elle marque la date anniversaire de l’abolition de l’esclavage, dont ses ancêtres ont souffert.
Rencontrée le matin sur la Place de Waterloo dans la capitale néerlandaise, elle et des centaines d’autres s’apprêtent à défiler, pour beaucoup en habit traditionnel rappelant le territoire d’où ils sont originaires. Cette année est très spéciale. Car ce Keti Koti intervient sept mois après les excuses officielles du Premier ministre Mark Rutte pour les 300 ans d’esclavage organisé par le pays. "C’est une forme de reconnaissance", salue la septuagénaire. L’après-midi, un autre discours est très attendu : celui du roi. "On verra", dit-elle, sans vraiment en attendre grand-chose.
"Cette année est non seulement importante parce que ce sont les 150 ans [de l’abolition] mais aussi parce que de plus en plus de monde commence à mieux savoir ce qu’il s’est passé et ce qui a été fait", dit quant à elle Bibi, une autre Néerlandaise née au Suriname, prête à défiler. "Ce n’est pas seulement notre histoire. C’est aussi la leur", ajoute-t-elle, en désignant les Néerlandais du continent. C’est d’ailleurs ce qu’affirme Jasmijn Vrooland, une "continentale", venue pour "célébrer et se rappeler notre passé commun".
Une parade festive et politique
Le meilleur moyen de célébrer, c’est d’étaler aux yeux de tous sa culture, ses coutumes, ses danses, ses traditions. En ce samedi matin, à Amsterdam, Surinamais et Antillais frappent les tambours, soufflent dans les trombones, font virevolter leurs robes et chantent en créole, sous une pluie fine qui force les participants à sortir leurs parapluies. C’est ça, leur Keti Koti : une fête. À 10h30, le monde s’élance de la place Waterloo en direction de l’Oosterpark, où aura lieu la cérémonie officielle en début d’après-midi. Les tramways et vélos, qui font légion dans cette capitale européenne presque sevrée des voitures, sont stoppés par la police et patientent gentiment en regardant passer le cortège, visiblement amusés.
Cette longue procession, c’est Edmund Ryssen qui l’ouvre. Ce grand homme est superbement habillé d’un ensemble de toges, de rubans et de foulards traditionnels, accompagnés de multiples colliers de perles. Sur sa tête, il porte un mini chaudron dans lequel ont été entreposés plusieurs petits drapeaux du Suriname. Il a, sans aucun doute, le costume le plus spectaculaire du défilé. D’une voix grave, il explique que son rôle "est de montrer au monde ce qu’il s’est passé". Edmund se pose en porte-voix. En porte-drapeau. En porte-parole des descendants d’esclaves.
Derrière lui, le cortège gonfle. À certains endroits, on joue de la musique et on danse. À d’autres, on marche allègrement, au son des tambours. Les riverains se joignent au défilé coloré. En rouge, en jaune, en vert, les enfants aussi portent les habits traditionnels. Car cette commémoration ne va pas s’arrêter à ces 150 ans. Dans dix, vingt et trente ans, ce sera à eux de rappeler le passé esclavagiste des Pays-Bas.
Principalement festif et joyeux, le défilé est aussi politique. Un groupe de militants, habillés en noir, interpelle le pouvoir. Une militante crie dans un mégaphone : "Que voulons-nous ?". Ses camarades lui répondent : "Des réparations". "Quand les voulons-nous ?", "Maintenant !". "Il n’y a pas de guérison sans réparations. Ce n’est pas suffisant de dire désolé. Il faut qu’il y ait de l’équité et qu’on mette les descendants d’esclaves aux mêmes niveaux que les Blancs", avance Tammy Parrish, une des militantes.
Arrivé à l’Oosterpark, dans l’est d’Amsterdam, le cortège se disperse sur la grande pelouse. Autour du monument national érigé en hommage aux esclaves, une scène a été mise en place. L’endroit, complètement bouclé, n’est accessible qu’aux invités, dont le couple royal et le Premier ministre Mark Rutte. Les autres devront rester derrière les barrières et pourront suivre la cérémonie sur des grands écrans.
Venus pour commémorer la fin de l’esclavage, l’attention des Néerlandais ne porte néanmoins que sur un seul homme : sa majesté Willem-Alexander. Alors que le gouvernement s’est officiellement excusé en décembre dernier, la famille royale, elle, n’a pas dit mot, même si elle a récemment multiplié les rencontres avec des représentants surinamais, antillais et indonésiens. Sauf que le roi, malgré ses bonnes intentions, a dernièrement été bousculé après les révélations sur l'enrichissement de ses ancêtres lors de la période coloniale (de l'ordre de 545 millions d’euros selon une étude). Tammy Parrish, la militante politique, estime qu’une demande de pardon est le minimum que Willem-Alexander puisse faire : "Les contribuables néerlandais payent la famille royale chaque année pour leurs fonctions diplomatiques. Ce qui veut dire que des descendants d’esclaves payent ceux qui ont mis en esclavage leurs ancêtres… C’est complètement dingue !"
"Je présente moi-même ces excuses"
Au commencement de la cérémonie, diffusée en direct à la télévision néerlandaise, ainsi que dans les anciennes colonies, le silence règne dans l’ensemble du parc. Seul le bruit de la pluie sur les parapluies vient rompre le calme du public tandis qu’une artiste venue de Curaçao entame une chanson. Puis vient le discours du roi. "L’horrible héritage de l’esclavage est toujours avec nous aujourd’hui. Ses effets se font encore ressentir dans le racisme de notre société", clame-t-il solennellement, alors que tout le monde l’écoute attentivement. Les excuses tant attendues arrivent ensuite.
Le 19 décembre dernier, le Premier ministre néerlandais s’est excusé au nom du gouvernement pour le fait que, pendant des siècles, au nom de l’État néerlandais, des êtres humains ont été réduits à des marchandises, exploités et abusés. Aujourd’hui, je me tiens devant vous. Aujourd’hui, en tant que roi et en tant que membre du gouvernement, je présente moi-même ces excuses.
Willem-Alexander, roi des Pays-Bas
En entendant ces mots, la foule applaudit vivement, soulagée. Le souverain va même plus loin, en reconnaissant le rôle des Orange-Nassau, sa dynastie, dans le commerce triangulaire. "L’esclavage et la traite négrière sont reconnus comme crimes contre l’humanité, rappelle-t-il. Les gouverneurs et les rois de la maison d’Orange-Nassau n’ont rien fait pour l’arrêter." Il assume. Une commission a été mandatée pour faire toute la lumière sur les liens entre la famille royale et l’esclavage.
Ces excuses, bien qu’applaudies, n’ont pas non plus emballé les Néerlandais, Surinamais et Antillais présents dans le parc. Shirlhta, venue avec sa sœur, lâche un simple "C’est bien", en réaction au discours du roi. Aider le Suriname, où elle vit, serait encore mieux, estime-t-elle. Jetty et Marcel, un couple de Surinamais vivant aux Pays-Bas, sont, eux, soulagés : "Enfin !", souffle Jetty. "On a attendu longtemps." Son mari, Marcel, salue ce "premier pas". "Les Pays-Bas ont abandonné le Suriname après l’indépendance. Ils doivent prendre leur responsabilité", dit-il.
Ç'a été trop long. Trop long. J’espère que, désormais, tout le monde peut ressentir ce que les Noirs ressentent. Nous sommes des humains.
Marcel, Surinamais
D’autres critiquent ouvertement les excuses royales. "C’est trop tard, lance une dame croisée sur la pelouse. Pour moi, c’est du bla bla." Kamayugi Muhamed Ally, membre du collectif African refugees aux Pays-Bas, pense que "ça n’a aucun sens s’il n’y a pas de réparations. C’est hypocrite et cynique".
Entre soulagement et déception, ce Keti Koti fera néanmoins date dans l’histoire du royaume. Gouvernement et famille royale ont désormais reconnu leurs torts et promettent de prendre cette histoire en considération. Maintenant, les dirigeants des Pays-Bas iront-ils jusqu’aux réparations, réclamées par certains ? "Il y a désormais plein d’autres pas à franchir", anticipe déjà Marcel.