Ne pas pouvoir se doucher, faire le ménage, cuisiner… Parce qu’elle est impropre à la consommation, trop chère et que les coupures sont fréquentes, de très nombreux Guadeloupéens sont privés du droit à l’eau. Quand l’accès à l’eau est entravé, c’est toute une cascade de droits qui sont violés. Les particuliers ne sont pas les seuls à être affectés : parce qu’ils ont besoin d’eau pour fonctionner, les établissements publics, de santé et scolaires notamment, doivent fermer ou rouler au ralenti en cas de coupures. En moyenne, les enfants guadeloupéens perdent 1,5 mois de cours par an, du seul fait des violations du droit à l’eau.
Au problème d'approvisionnement s’ajoute celui de la contamination au chlordécone, qui empoisonne l’eau et les sols. 92% des Martiniquais et 95% des Guadeloupéens seraient contaminés par le pesticide, qui peut provoquer de graves problèmes de santé, notamment des cancers et des troubles du développement cognitif chez les enfants.
"Face à ces chiffres, la réponse de l’État reste très insuffisante", estime Sabrina Cajoly, la présidente de Kimbé Rèd FWI, une association antillaise de défense des droits humains. Sur une population de plus de 700 000 habitants, pour l’heure, seules quelques dizaines de personnes, victimes du chlordécone, ont été indemnisées par le fonds mis en place par l’État.
Mesures d'urgence
Le 18 mars dernier, Kimbé Rèd FWI a déposé, avec la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH) et la Ligue des droits de l’homme (LDH) une réclamation auprès du Comité européen des droits sociaux, un organe rattaché au Conseil de l’Europe, pour exiger un accès digne à l’eau en Guadeloupe et des réparations dans l’affaire du chlordécone.
L’idée ? Demander la mise en place de mesures immédiates. Concernant l’accès à l’eau, les associations exigent une compensation des coupures, l’installation d’un système de distribution de filtres et de bonbonnes d’eau, l’annulation des factures des usagers et une meilleure information du public sur la potabilité de l’eau. "Les alertes à la pollution sont rarement indiquées à la population, alors que c’est une obligation légale", s'agace Sabrina Cajoly.
Dans les territoires ultramarins, on connait depuis des années des violations extrêmement graves d’un certain nombre d’obligations qui résultent de documents internationaux. La quasi-totalité des habitants n’ont pas un accès satisfaisant à l’eau. Ce qui se passe aux Antilles, personne ne le supporterait sur le territoire métropolitain.
Patrick Baudouin, président de la LDH.
Sur le dossier du chlordécone, la LDH, la FIDH et Kimbé Rèd FWI espèrent une meilleure traçabilité de la molécule, la mise en place de mesures curatives pour les personnes impactées et, à terme, une indemnisation large.
Et après ?
Le Conseil de l’Europe n’a pas de moyens contraignants. Néanmoins, les associations espèrent faire bouger les choses, estimant que, si les décisions de justice se multiplient, la France n’aura d’autres choix que de changer ses pratiques. Une question d’image internationale en somme. "Il est difficile pour un État de faire totalement abstraction des mesures", résume Patrick Baudouin, le président la LDH, évoquant les éventuels impacts politiques et médiatiques qu'aurait une stratégie de la sourde oreille. "Je crois en l’État de droit en France, et même si les recommandations n’étaient pas contraignantes, si le recours devait être fructueux, ça alourdirait le poids politique qui pèse déjà sur la France", abonde Sabrina Cajoly.
Une pression politique d’autant plus forte que d’autres procédures, sur le plan pénal ou administratif, sont en cours, à la fois dans le dossier de l’eau et dans celui du chlordécone. Si la plainte au pénal a débouché sur un non-lieu l’année dernière après plus de 16 ans d’instruction, le tribunal administratif a reconnu la responsabilité de la France dans le scandale du chlordécone en 2022. En février dernier, l’Assemblée a adopté une proposition de loi reconnaissant le rôle de l'État dans l'empoisonnement des Antilles.
Quand la réclamation auprès du Comité européen des droits sociaux pourrait-elle aboutir ? En moyenne, cela prend de deux à trois ans. Mais la procédure peut s’accélérer si le Comité estime que la question est prioritaire.