A Sète, la poésie de Mayotte et d’Haïti en voix et en gestes

Au festival de poésie Voix Vives à Sète, rencontre avec Nassuf Djailani, originaire de Mayotte et Watson Charles, d’Haïti. L’un raconte son pays en quatrains, l’autre dit l’exil en marchant. Derrière le plaisir des images et des voix, la rencontre avec les langues.
"J’écris ce que j’aime et ne dure", deux vers de Lionel Jung-Allégret, que l'on découvre en levant la tête très haut, dans cette ruelle de Sète, sur une banderole qui enjambe l’entre-ciel de la rue, à l’approche du parvis de l’église Saint-Louis. C’est l’un des plaisirs de Sète, ces bannières où s’égrènent quelques vers, sur le mode de l’aphorisme, en parole ramassée comme pépite sur le chemin, et vous donnent à picorer la poésie de place en place.

Car la ville de Sète n’est pas seulement celle du chanteur poète Georges Brassens (que l’on visite au cimetière), de l’écrivain Paul Valéry (dont le musée porte le nom) ou du plaisant Musée des arts modestes. C’est aussi celle des lectures à vif, en barque sur le canal Royal ou en mer, des lectures en bus, en transat façon sieste poétique, dans le haut de la cité, parsemée de calicots aux citations de poètes invités, jusqu’aux lectures bilingues depuis le Mont Saint-Clair avec son panorama sur l’étang de Thau. Le festival Voix vives a eu quelques difficultés l’an dernier pour cause de subventions suspendues (la ville voulait en faire un rendez-vous biannuel, ce qui n’avait pas trop de sens) et cette 10e édition en porte la marque. Le Théâtre de la mer n’est plus l’un des lieux du festival mais l’esprit de poésie est toujours aussi présent…
 

La poésie fait signe

Une ruelle pentue. Les transats sont alignés comme avant l’apéro. Sur scène, à côté du poète haïtien Watson Charles, auteur du Chant des marées (éditions Unicité), c’est une danse, un corps alphabet, celui de Cyril Ferrieu. Il signe, c’est-à-dire qu’il interprète en langue des signes, pour sourds et malentendants, la lecture prononcée par le poète. Cyril, qui a préparé avec l’auteur sa traduction, semble épouser chaque mot par un geste. Il se contorsionne, mime, traduit, double le geste, symétrise le mouvement, s’assouplit, se redresse, regarde toujours le public. On oublierait presque que Watson Charles évoque dans sa poésie la marche et l’exil… Le public, lui, est captivé. Les sourds sont attentifs comme jamais, bien entendu (oui !). Les entendants, eux, bénéficient d’une lecture double : en français et en signes. La poésie est devenue stéréo images et voix. C’est une expérience rare.

Et c’est ainsi chaque jour pendant le festival, à 15h30. C’est organisé par l’association Arts résonances et les interprètes sont réunis en coopérative, appelée "Des’l" car cela donne… "des ailes", tout simplement, comme en témoigne Thierry Torfs, lecteur sourd qui "fonce" à ces rendez-vous. Après Cyril et Watson, un autre tandem prend place avec Viviane Ciampi, franco-italienne et Audrey Albot. Une nouvelle chorégraphie s’engage, une autre performance.
 
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Poésie à minuit

Il est minuit. Commence une rencontre entre deux poètes, un Mahorais, Nassuf Djailani, et un Breton, Yvon Le Men, récent prix Goncourt de poésie. Au menu : l’amour en poésie. Comme on le découvrira dans le reportage filmé, l’un et l’autre ont deux approches différentes. Chez l’un, l’humour cache à peine les déconvenues ; chez l’autre, l’amour est une forme d’"infirmité", confie-t-il au public, allongé sur des transats, c’est-à-dire de pudeur, propre à la vie dans sa communauté, à Mayotte.
Mais chez Nassuf Djailani, l’essentiel est ailleurs. Il est dans ce Naître ici, nouveau recueil de poésie, publié par les éditions Bruno Doucey. Présenté à Sète en avant-première, il sera en vente début septembre.

Donc, un poète mahorais participera à la rentrée littéraire… Et même si la poésie n’est pas dans la course pour la rentrée littéraire, il est exaltant d’y dénicher ce recueil. Il vient après de nombreux titres pour Nassuf Djailani, dont l’un des premiers, en 2006, Roucoulement, avait déjà été remarqué. Naître ici est un titre qui réunit des poèmes eux-mêmes regroupés en six parties : L’enfance est une île, De l’île qui marche, Conversation avec le chat par une nuit étoiléeQuatrains pour que luise la nuit, Irruption et Epitre à Saint-John Perse pour saluer la mer.
 
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Dialogue avec Nassuf Djailani

Nous l’interrogeons au sortir d’une balade en mer avec quelques lecteurs oisifs mais attentifs, balade que Nassuf Djailani a dédié "aux broyés de la mer" (on compte environ un millier de morts chaque année dans le bras de mer entre Anjouan, en République des Comores, et Mayotte, département français). "La responsabilité du poète est d’être, comme disait Albert Camus, d’être au milieu des gens. C’est une forme d’engagement. J’habite un endroit qui voit des hommes mourir là. Et il faudrait en rire, il faudrait s’en satisfaire ? Et bien moi, je ne m’en satisfais pas et je dis que mon humanité est violentée là, par cette mort-là, sur cette plage-là dans cet endroit du monde où j’habite. Il faut s’en indigner. S’indigner c’est vivre. C’est dire non, c’est refuser."

Le lendemain, nous nous arrêtons un instant sur ses Quatrains [poème, strophe de quatre vers]. Chacun est présenté seul en page de gauche et accompagné, sur la page de droite, d’un texte développé. Ainsi, le premier d’entre eux, page 54 :
 

Pays intouché
d’espérance quiète
voici venu le fils
en quête d’aube


Nassuf Djailani nous précise le contexte : "C’est un hommage à Saindoune Ben Ali qui a bouleversé mon écriture, qui m’a amené ailleurs [auteur notamment de Testaments de transhumance, recueil de poésie publié aux éditions comoriennes Komedit, ndlr].
En écrivant ce texte, je suis allé le voir à Anjouan, à Mirontsy. Il est poète et professeur de littérature, ravagé par le quotidien merdique comorien. Il fait le choix de rester dans le pays pour dire le pays et pour transmettre. Je l’avais déjà rencontré quand j’étais collégien. Je vivais dans un monde faux. Et je trouvais qu’il cognait la réalité, qu’il boxait la réalité merdique dans laquelle on vivait. Il m’a ébloui. C’est de lui dont je parle un peu dans ce poème. C’est à la fois moi et pas moi. Je me projette. Écrire c’est se projeter dans les autres, c’est essayer de voir ce qu’il y a de bouleversant, de grand pour nous en nourrir, pour nous grandir, pour nous déniaiser un peu.
"

Plus loin, le lecteur tombe sur cet autre quatrain :

Arbres fouillés
où des corps s’entassent
espérances des jours fastes
où mourir est délivrance


Comme tous les quatrains, il est seul à occuper la page de gauche. Sur la droite, en miroir, est écrit un texte plus long, comme un développement du quatrain. Celui-ci se termine par ces mots :

… je vous conterai
les mille et une nuits
gorgées d’espérances


Nassuf Djailani : "Je parle de la traversée. C’est le sujet depuis près de 40 ans que l’histoire franco- comorienne blesse, agresse les hommes dans cet espace du monde et quand je parle du "bois fouillé"  - terme que j’emprunte aux Antillais - je parle de la pirogue, de la barque ou des corps s’entassent, parce que les corps sont des marchandises aujourd’hui dans ce bras de mer. Et tout le monde s’en fout. Des réseaux sont en place pour transporter des corps au vu et au su de tout le monde."

Pourquoi ce dispositif cette mise en page en miroir le quatrain à gauche et en miroir à droite un texte développé ? "Notre espace est un espace compliqué, ce n’est pas un espace médiatique", explique-t-il. "Aujourd’hui, les médias sont saturés d’images mortes avec des morts dedans. Il faut apprendre aux images à parler. C’est comme si je tentais de raconter ce pays avec une économie de moyens, c’est-à-dire des quatrains. C’est fort un quatrain mais il ne faut pas s’enfermer dans la forme. Ces deux formes (quatrains et texte en face) se répondent. C’est le mouvement de la vague, c’est le mouvement de balancier que j’ai voulu donner à ce recueil."

Pourquoi écrivez-vous "mourir est délivrance" et plus loin "les mille et une nuits / gorgées d’espérances" ? "Un jour, en faisant un reportage à Mayotte pour France-Inter, quelqu’un m’a lâché cette phrase apocalyptique : "On achète la mort". Quand on prend le bateau, on achète la mort et cette mort-là, elle est presque plus enviable que de se laisser mourir dans ce pays impossible, on aurait affronté cette réalité, la houle, les vagues et le hasard de la traversée. On saura au moins pourquoi on est mort."

Mais "les mille et une nuits / gorgées d’espérances" ? "Car il y a cette lumière… on la voit quand on approche de l’île, de l’eldorado. Vivre, c’est espérer, c’est continuer de "crever les murs", comme dit Frankétienne [écrivain haïtien tutélaire], auteur de Mûr à crever (chez Ana éditions en 2004, rééditions Hoebeke, 2013), car il faut les traverser pour entrevoir la vie, c’est ça le projet de la traversée. Car les gens qui partent, ils ne partent pas vers la mort, ce ne sont pas des suicidaires, ils sont motivés par un appétit de vivre, pour se sortir de la longue nuit dans laquelle ils sont plongés."

L’intérêt du recueil de Nassuf Djailani est bien là : réussir à créer un espace où résonne ce qui nous traverse, enfances, lieux, vies en mouvement. Un recueil aux références assumées, d’Aimé Césaire à Saint-John Perse, en passant par le poète comorien Saindoune Ben Ali.

Reportages : Christian Tortel, Jean-Louis Kerek, Sébastien Patient
 
Nassuf Djailani en tous genres
Journaliste, romancier et poète, comme nous l’avons constaté en 2017 dans la ville où il travaille, Limoges, où il est journaliste reporter d’images (JRI) pour France Télévisions, insulaire à Limoges en quelque sorte. Il y a deux ans, il publiait presque en même temps deux livres, un roman Comorian vertigo (chez Komedit, éditeur comorien), et, chez le même éditeur, un recueil de poésie, Hadith pour une République à naître. Tiens, "naître"était déjà présent… Dramaturge avec par exemple sa pièce Les dits du bout de l'île comme le montre le reportage consacré par Angélique Le Bouter au festival d’Avignon Off en 2016. Fondateur d’une revue littéraire centrée sur les auteurs et les œuvres de l’océan Indien, Project-îles, qui s’intéresse à des auteurs de toute la région, tels la Mauricienne Ananda Devi ou le Mozambicain Mia Couto. Poète en français et en kibushi (ou shibushi), langue malgache de Mayotte, langue d’un recueil de poésie publié en 2015 aux éditions comoriennes Komedit, Haisoratra (mot qui signifie « littérature »).