Transferts d’indépendantistes d’Outre-mer vers l’Hexagone : l’histoire se répète

Christian Tein s'exprimant pour la CCAT lors d'une mobilisation, en 2024.
Sept indépendantistes kanak ont été incarcérés dans des prisons de l'Hexagone. En 1988 déjà, après les évènements de la grotte d'Ouvéa, des militants avaient été transférés à 17 000 km de la Nouvelle-Calédonie avant leur procès. La pratique fait écho à un usage plus ancien : l'exil forcé des opposants dans le cadre du régime de l'indigénat.

L’incarcération dans l’Hexagone de sept militants indépendantistes a ravivé les tensions en Nouvelle-Calédonie. Les violences, initialement localisées autour de Nouméa, s’étendent désormais jusque dans les îles, épargnées jusqu'ici. Le symbole est fort : ceux qui sont accusés d’avoir organisé les émeutes de ces dernières semaines ont, quelques heures après leur mise en examen, été envoyés dans des prisons à 17 000 km de chez eux, à Dijon, Mulhouse ou encore Riom.

L’affaire fait écho au transfert à la prison de Fresnes, en région parisienne, de 18 militants de l’Organisation de la jeunesse anticolonialiste de la Martinique (OJAM) en 1963, à celui de quatre militants indépendantistes guyanais, envoyés dans l’Hexagone en juillet 1980 ou à l’incarcération, à la fin des années 1980, de Luc Reinette, leader de l’Alliance révolutionnaire caraïbe (ARC), qui militait pour l’indépendance de la Guadeloupe, la Martinique et la Guyane.

La Cellule de coordination des actions de terrain (CCAT), dont sont issus les prisonniers transférés, dénonce une "déportation". Un vocabulaire qui rejoint celui des nationalistes corses, qui se battent pour rapatrier leurs militants incarcérés sur le continent. "Au début des années 2000, la France imite l’Espagne en mettant en œuvre une ‘politique de dispersion’ à l’égard des détenus indépendantistes basques et corses. L’idée : les disséminer dans les différentes maisons centrales de France pour dissoudre le collectif", expliquait l’Observatoire international des prisons dans un rapport de 2018. Cette "politique de dispersion" en rappelle une autre, plus ancienne et associée au régime de l’indigénat.

"Exiler les opposants" pour les "rendre inopérants"

"Il y a une tradition coloniale d’exiler les opposants, pour les extraire de leur milieu social et politique et les déplacer, les isoler dans les prisons métropolitaines ou ailleurs, décrypte Isabelle Merle, historienne spécialiste de la Nouvelle-Calédonie. C’était l’idée d’exiler les opposants et de les arracher de leurs lieux, de leurs territoires, pour qu’ils soient rendus inopérants. Cette politique était inscrite dans le régime de l’indigénat, c’était une possibilité qu’avaient les gouverneurs."

Cette pratique réveille une mémoire très douloureuse d’une justice administrative exclusivement portée sur les indigènes, dont les kanak faisaient partie, où on exilait les chefs. C’était une pratique commune en cas de crise, de guerre ou d’insurrection.

Isabelle Merle, historienne.

 

L’historienne met néanmoins en garde contre "les parallèles historiques", parfois trompeurs : difficile de comparer une décision administrative et une décision judiciaire, comme c'est le cas aujourd'hui pour les militants de la CCAT.

L'affaire Pouvana’a

"C’est quand même une mesure extrême de les faire partir à plus de 17 000 km. C’est un mauvais signal. Je ne peux m’empêcher de penser à l’affaire Pouvana’a, à Tahiti", confie Nathalie Tehio, la présidente de la Ligue des droits de l’Homme. Pouvana'a a Oopa, figure du mouvement indépendantiste polynésien, a été arrêté en 1958. Accusé d'avoir donné l'ordre d'incendier la ville de Papeete, il est condamné à 8 ans de réclusion à effectuer dans l’Hexagone et à quinze ans d’interdiction de séjour sur le sol polynésien. Il est finalement autorisé à rentrer en Polynésie fin 1968 et est amnistié dans la foulée. Il n’est totalement blanchi qu’en 2018, quarante ans après sa mort.

Pouvanaa a Oopa, menotté et encadré de gendarmes lors de son arrestation, le 11 octobre 1959 à Papeete

"Récemment, la Cour de révision des condamnations pénales a reconnu qu’il y avait un fort doute sur sa culpabilité, dans la mesure où des éléments ont montré que c’était la France qui avait mis des fausses preuves chez lui", détaille Nathalie Tehio. "Je ne suis pas en train de dire que c’est la même chose", tient-elle à préciser, avant de faire remarquer que Pouvana'a a Oopa n'a été envoyé dans l’Hexagone qu'après avoir été condamné.  

Le précédent de 1988

Or cette fois-ci, les indépendantistes kanak ont été transférés dans le cadre d’une détention provisoire : ils sont présumés innocents. "L’histoire se répète tragiquement", estime François Roux, avocat historique des indépendantistes calédoniens, qui, parti à la retraite, a décidé de reprendre la robe pour défendre les militants de la CCAT transférés dans l'Hexagone. Car en 1988, dans la foulée de l'assaut de la grotte d’Ouvéa qui a fait 19 morts, 26 militants indépendantistes kanak avaient aussi été envoyés à 17 000 km de chez eux avant leur procès.

"Les prisonniers ont été immédiatement transférés dans des prisons métropolitaines dans des conditions très rudes (...). Ils sont arrivés sans rien. Ils sont arrivés en short et en claquettes en France, où il faisait encore assez frais. Cela avait suscité un élan de solidarité à leur égard", se rappelle Isabelle Merle. Libérés quelques semaines après, ils ont finalement été amnistiés dans le cadre des accords de Matignon-Oudinot, négociés en 1988 pour mettre fin aux violences qui endeuillaient le territoire.