Sans un mot, Maître Cabral se lève. L'avocat dépose devant la magistrate une photo. " Voilà ce que l'on reçoit, dans un hôpital public, en 2023", assène l'avocat pour lancer sa plaidoirie, ce mardi 9 janvier, dans la salle d'audience du tribunal administratif de Cergy, dans le Val-d'Oise. La photo représente un singe qui tient une grappe de bananes, et à la main, les auteurs ont rajouté la mention " je suis au régime banane".
Cette photo, Sandra (le prénom ayant été modifié pour préserver l'anonymat), l'a reçue sur sa boîte mail professionnelle le 31 août 2023, à l'hôpital Novo de Pontoise. Un acte qui n'est pas isolé. Cris de singe dans les couloirs, surnoms et imitation d'un accent antillais, pendant des mois, la Guadeloupéenne est la cible de "blagues assez déplacées" de la part de deux de ses collègues.
Un "statu quo"
En novembre, Sandra finit par alerter sa direction et porter plainte pour "harcèlement moral", ainsi qu'"injure raciste" et "incitation à la haine". Mais depuis, rien n'a été fait par l'administration de l'hôpital, estime son avocat qui dénonce une situation de "statu quo". Raphaël Cabral a saisi le tribunal administratif de Cergy vendredi 5 janvier, afin que la justice ordonne à l'hôpital de prendre des mesures.
"Nous avons saisi le juge en extrême urgence sur le fondement d’un référé liberté pour que la situation de harcèlement moral, l’atteinte à la dignité de ma cliente cesse. L’objet du référé, c'est d’expliquer que la situation existe, que la situation perdure, parce qu'il n’y a rien qui est mis en œuvre par l’administration de l'hôpital."
Me Cabral
"Un état préoccupant"
Cinq mois plus tard, Sandra peine toujours à regarder ces photos. "J'ai envie que les choses avancent, qu'on trouve une solution pour que tout s'apaise, confie timidement l'agent de l'hôpital qui a partagé à l'audience l'état de "crainte" dans lequel elle vit désormais. Tous les matins, Sandra gare sa voiture le plus loin possible de l'entrée de l'établissement, de peur "qu'on l'abîme". Tous les midis, Sandra évite le self pour ne pas "les rencontrer". Une situation qui "empiète sur sa vie personnelle".
"J'ai demandé à un médecin d'ausculter ma cliente, son diagnostic est qu'elle se trouve dans un état préoccupant et qu'il se dégrade", insiste Me Cabral. Pour l'avocat, ce mal-être s'explique par le manque de mesures mises en œuvre par l'administration de l'hôpital, malgré les relances faites par Sandra et le syndicat SUD-Santé. "Ces deux agents continuent à travailler, ils ont conservé leur bureau" dénonce Maitre Cabral. Et c'est même à la victime qu'on demande de changer de service".
Le "désintéressement" de la hiérarchie
"L'hôpital n'a jamais contesté la gravité des faits, répond Me Beaulac, en charge de la défense de l'établissement. On dit que l'hôpital n'a rien fait, mais nous avons fait suivre l'agent par un psychologue, nous avons appliqué la protection fonctionnelle, et son service lui a proposé d'écarter son bureau." Une proposition acceptée par Sandra fin décembre, qui se trouve désormais loin de tous ses collègues et se sent "isolée".
"Pourquoi n'a-t-on pas envisagé que ce soit ces deux messieurs qui changent de bureau?", relève la représentante du tribunal administratif de Cergy. "Lorsque j'ai eu mon client au téléphone hier soir, on m'a dit qu'on voulait agir rapidement", indique l'avocat. Une réponse, qui montre "le désintéressement de la hiérarchie" pour cette affaire, avance Matthieu Peyr, le co-secrétaire départementale du syndicat SUD-Santé-Sociaux 95-60 : "Personne n’est là à l'audience pour soutenir l’agent, pour essayer de comprendre."
Une enquête interne "contestable"
L'avocat de la victime conteste également cet argument de la "rapidité" invoqué par son confrère : "Ma cliente a été interrogée par l'administration un mois après le signalement des faits." Selon la direction de l'hôpital, une "enquête interne a été immédiatement ouverte" pour identifier les auteurs des faits. "Sur une vingtaine d'agents que compte le service, seulement quatre personnes ont été reçues par la direction, souligne Me Cabral, qui conteste "la forme et le fond" de cette enquête.
Depuis les deux agents incriminés ont également été entendus et la direction de l'hôpital leur a notifié qu'une procédure disciplinaire allait être engagée à leur encontre. Sans en préciser le délai ni la nature.
Depuis la médiatisation de cette affaire, Sandra subit des regards accusateurs de la part de certains de ses collègues.
"Ce sont deux personnes qui se baladent dans l’hôpital, qui la pointent du doigt et qui peuvent dire ce qu’ils veulent d'elle, souffle Josette Aatillah, secrétaire départementale de SUD-Santé-Sociaux 95-60, qui réclame une suspension des deux agents le temps de l'enquête interne. Ils sont en train de prospecter en qualifiant leurs actes de “blagues douteuses”, donc tous les agents vont se dire qu'ils ont le droit de faire la même chose."
Dans le cadre d'un référé liberté, le juge dispose de 48 heures pour statuer. La magistrate a cependant reporté la clôture de l'affaire, suite à l'envoi de nouveaux éléments. La juge devrait finalement rendre son ordonnance en début de semaine prochaine. Depuis notre rencontre, Sandra a été arrêtée par son médecin. Elle attend de savoir quelle suite administrative sera donnée à cette affaire, tout comme à sa plainte pour "harcèlement moral" déposée devant le tribunal.