L’épandage du chlordécone aux Antilles était-il un empoisonnement ? La question peut sembler provocante : les sols de Martinique et de Guadeloupe sont durablement contaminés par le pesticide et les Antillais présentent parmi les taux de cancers de la prostate les plus élevés du monde. C’est pourtant l’enjeu du nouvel épisode d’un feuilleton judiciaire qui dure depuis près de vingt ans. Ce mardi 22 octobre 2024, la contamination au chlordécone est revenue devant les juges à l'occasion d'une audience au Palais de justice de Paris.
En janvier 2023, un non-lieu a été prononcé dans l’affaire du chlordécone. "On nous a dit que l’empoisonnement de nos terres et de nos corps pendant des dizaines d’années était complètement conforme à la loi. On nous a dit ‘Vous avez été empoisonnés légalement selon la loi française’", s’insurge le chercheur en sciences politiques Malcom Ferdinand, partie civile dans le dossier.
Avant 1998, il suffisait d’administrer une substance que l’on savait mortelle pour que le crime d’empoisonnement soit caractérisé. Mais tout change avec l’affaire du sang contaminé. La Cour de cassation rajoute une condition : il faut que l’auteur ait l’intention de tuer pour que l’empoisonnement soit reconnu. C’est cette jurisprudence qui a été retenue dans l’affaire du chlordécone, et certains avocats des parties civiles espèrent revenir à une définition plus souple.
Pour eux, la condition d’intention de donner la mort, rajoutée par le juge et non le législateur, est contraire à la Constitution. Ils espèrent que le Conseil constitutionnel sera de leur avis et ont déposé une question prioritaire de constitutionnalité (QPC), un mécanisme juridique qui permet de vérifier la conformité de la loi à la Constitution. Une autre QPC, qui concerne la possibilité de poursuivre l’État au pénal, a aussi été déposée. Ce sont ces deux QPC qui étaient débattues ce mardi 22 octobre au Palais de justice de Paris.
Perdre du temps
"On peut avoir l’impression que l'on perd du temps", reconnait Christophe Lèguevaques, l’un des avocats des parties civiles. En effet, les parties civiles sont nombreuses et certains avocats regrettent l’ajout d’étapes supplémentaires, estimant que les victimes ont déjà assez attendu. "On consolide le dossier", justifie Christophe Lèguevaques. Si le Conseil constitutionnel revient à une définition plus souple, alors il suffira de prouver que l’on savait que la substance était mortelle pour que le crime d’empoisonnement soit reconnu. Or la dangerosité du chlordécone était connue bien avant l’arrêt de son utilisation aux Antilles. Le pesticide, interdit dès la fin des années 1970 aux États-Unis et en 1990 dans l’Hexagone, a été utilisé par dérogation en Martinique et en Guadeloupe jusqu’en 1993. "On a plein de documents des années 1970 et 1980 qui démontrent que les exploitants et l’État savaient que le chlordécone était cancérigène", affirme l'avocat.
Après avoir écouté les arguments des avocats ce mardi, la cour d’appel rendra sa décision le 13 novembre prochain. Si elle choisit de transmettre les QPC à la Cour de cassation, cette dernière aura trois mois pour se prononcer et transmettre ou non les questions au Conseil constitutionnel, qui aura lui aussi trois mois pour rendre sa décision.
Audience technique et manifestation populaire
Venu au Palais de justice ce mardi 22 octobre, Malcom Ferdinand n’a pas pu assister aux débats, qui se déroulaient à huis clos. "Je trouve que c’est inadmissible. On est dans une forme d’expertocratie face à une demande de justice qui est citoyenne, qui est populaire. On dit aux peuples martiniquais et guadeloupéens ‘Les décisions concernant vos demandes de justice vous sont interdites'", estime-t-il, regrettant au passage la délocalisation de l’affaire à Paris.
On a affaire à une justice qui se fait sans les Antillais, qui se fait hors des Antilles, qui se fait à huis clos.
Malcom Ferdinand, chercheur, partie civile dans l'affaire du chlordécone.
Béatrice Bellay, députée de la troisième circonscription de Martinique, a aussi fait le déplacement. "L’entrée nous a été refusée, regrette-t-elle. Ça donne l’impression que nous ne sommes pas concernés, or nous sommes les premiers concernés."
Si les parties civiles n’étaient pas les bienvenues dans la salle, en face du Palais de justice, une centaine de manifestants s’est rassemblée à l’appel d’une dizaine d’associations et de syndicats. "Nous ne nous tairons plus!" "Notre dignité n'est pas négociable!" Après une minute de silence en hommage aux victimes, les slogans et les prises de paroles au micro se sont succédés pour dire la colère face au "mépris" de l'État. "Mon grand-père était ouvrier agricole, témoigne Cynthia, une manifestante. Il a travaillé toute sa vie dans les champs de cannes et les champs de bananes. Je vois les dégâts et j'ai l'impression qu'on n'est pas considérés. Je veux que la France nous entende."
"Ça fait longtemps que ce procès court, on est toujours au même point", regrette une dame très élégante, partie civile dans le dossier, mais qui refuse de donner son nom. Elle évoque "une abomination, un massacre délibéré" et espère que justice sera rendue, même si elle craint que ce ne soit pas le cas. "On est toujours un peu en dehors de la loi", souffle-t-elle un peu timidement. Comme si la loi de la République n’allait pas tout à fait jusqu’aux Antilles.