L’écrivaine haïtienne Yannick Lahens, prix Femina 2014 pour son roman "Bain de lune", a donné du 21 mars au 3 juin 2019 un cycle de cours au Collège de France sur Haïti et sa littérature. Pour La1ere.fr, elle revient sur son expérience à la tête de la première chaire des Mondes francophones.
La romancière Yannick Lahens a été cette année la première personnalité à occuper la nouvelle chaire Mondes francophones du Collège de France à Paris, créée en partenariat avec l’Agence universitaire de la Francophonie. Elle y a donné une leçon inaugurale et une série de huit cours, autour de la thématique "Haïti autrement". Ce cycle a porté principalement sur l’histoire de la littérature haïtienne, cette littérature et sa diaspora, les écrivaines haïtiennes, la littérature en langue créole et Haïti dans l’imaginaire des autres. Tous ces cours sont disponibles en ligne en vidéo ou audio sur le site du Collège de France.
Par ailleurs, un colloque intitulé "Haïti : littérature et civilisation" aura lieu en complément du cycle de conférences de Yannick Lahens, le jeudi 20 juin de 9h à 19h avec sa participation, dans l’amphithéâtre Marguerite de Navarre au Collège de France. L’écrivaine haïtienne, prix Femina en 2014 avec "Bain de lune", répond aux questions de La1ere.fr.
Vous avez conclu le 3 juin au Collège de France un cycle de conférences débuté à la fin mars intitulé "Haïti autrement". Que retirez-vous de cette expérience ?
Yannick Lahens : C’était important pour moi de donner un tel intitulé à l’ensemble de mes cours parce que l’évocation d’Haïti suscite une remontée de fantasmes depuis la colonisation quand elle s’appelait Saint-Domingue jusqu’à aujourd’hui en passant par la révolution de 1804. Et tant que les uns et les autres n’auront pas compris que quelque chose de très particulier s’invente sur ces 27.750 km2 à partir du XIXe siècle on continuera à passer à côté de l’essentiel. La très grande masse des esclaves, qu’on appelle les Bossales, tourne le dos au système de la plantation et à la logique matérialiste qui le sous-tend et crée une ré-existence autour d’un mode d’habiter l’espace, d’une langue, d’une manière de concevoir le sacré entre autres. A côté de cette culture populaire s’invente aussi des formes "savantes" avec la frange minoritaire créole qui prend en héritage le français, la religion catholique et le code Napoléon. Toute notre littérature écrite en français naît de ce creuset. Et c’est dans cette langue que les écrivains et les intellectuels vont non seulement dire la naissance d’une nation au monde extérieur mais aussi la valeur d’humanité de la race noire.
Vos cours sur la littérature haïtienne étaient regroupés sous une thématique dénommée "Urgence(s) d’écrire, rêve(s) d’habiter". Pouvez-vous expliciter ce titre ?
"Urgence (s) d’écrire et rêve(s) d’habiter" parce que quand on est comme Haïti le premier pays du Sud créé par la modernité on naît forcement dans l’urgence, et comme les rapports Nord-Sud n’ont pas radicalement changé, avec bien sûr de fortes responsabilités locales, nous sommes encore dans l’urgence. Elle ne nous a jamais quittés. Et c’est elle qui s’acharne à rendre notre espace inhabitable. Et c’est par bravade et panache que les écrivains jusqu’à aujourd’hui continuent d’écrire un rêve d’habiter "de plein jour et de plain pied" pour reprendre la belle expression de Georges Castera.
Votre dernier cours s’intitulait "Haïti dans l’imaginaire des autres". De quoi s’agissait-il ?
Il y a dans ma première réponse un début d’explication. On se rend compte que cet imaginaire a changé depuis le XIXe siècle jusqu’à aujourd’hui. "Danser les ombres" de Laurent Gaudé n’est pas le "Bug-Jargal" de Victor Hugo. On se rend compte aussi que l’esthétique nègre au début du XXe va faire évoluer la vision ainsi que le surréalisme et que l’anthropologie va imprégner la culture du XXe. On laisse l’évolutionnisme mais on tombe dans un évolutionnisme à rebours quand on imagine que les cultures pour être authentiques ne doivent pas muter. Pas d’amour nuit mais trop d’amour nuit autant. Dénigrer ou angéliser font rater l’élément humain. Les Noirs-Américains n’aborderont pas Haïti comme Breton et Césaire n’abordera Haïti ni comme Breton ni comme les Noirs-Américains. Césaire y a puisé des éléments qui lui ont fait modifier sa vision des Antilles françaises. Et Carpentier y puisera des éléments pour concevoir une esthétique du réalisme magique pour l’Amérique latine. De plus les Américains de la génération d’après, celle de Banks ou Smart Bell ne racontent pas Haïti comme Berlinski ou Fountain. Cette nouvelle génération veut aller vite pour séduire un lectorat jeune, non averti, avide de choses "flippantes" alors que celle d’avant a pris le temps d’expérimenter et de comprendre.
Par ailleurs, un colloque intitulé "Haïti : littérature et civilisation" aura lieu en complément du cycle de conférences de Yannick Lahens, le jeudi 20 juin de 9h à 19h avec sa participation, dans l’amphithéâtre Marguerite de Navarre au Collège de France. L’écrivaine haïtienne, prix Femina en 2014 avec "Bain de lune", répond aux questions de La1ere.fr.
Vous avez conclu le 3 juin au Collège de France un cycle de conférences débuté à la fin mars intitulé "Haïti autrement". Que retirez-vous de cette expérience ?
Yannick Lahens : C’était important pour moi de donner un tel intitulé à l’ensemble de mes cours parce que l’évocation d’Haïti suscite une remontée de fantasmes depuis la colonisation quand elle s’appelait Saint-Domingue jusqu’à aujourd’hui en passant par la révolution de 1804. Et tant que les uns et les autres n’auront pas compris que quelque chose de très particulier s’invente sur ces 27.750 km2 à partir du XIXe siècle on continuera à passer à côté de l’essentiel. La très grande masse des esclaves, qu’on appelle les Bossales, tourne le dos au système de la plantation et à la logique matérialiste qui le sous-tend et crée une ré-existence autour d’un mode d’habiter l’espace, d’une langue, d’une manière de concevoir le sacré entre autres. A côté de cette culture populaire s’invente aussi des formes "savantes" avec la frange minoritaire créole qui prend en héritage le français, la religion catholique et le code Napoléon. Toute notre littérature écrite en français naît de ce creuset. Et c’est dans cette langue que les écrivains et les intellectuels vont non seulement dire la naissance d’une nation au monde extérieur mais aussi la valeur d’humanité de la race noire.
Vos cours sur la littérature haïtienne étaient regroupés sous une thématique dénommée "Urgence(s) d’écrire, rêve(s) d’habiter". Pouvez-vous expliciter ce titre ?
"Urgence (s) d’écrire et rêve(s) d’habiter" parce que quand on est comme Haïti le premier pays du Sud créé par la modernité on naît forcement dans l’urgence, et comme les rapports Nord-Sud n’ont pas radicalement changé, avec bien sûr de fortes responsabilités locales, nous sommes encore dans l’urgence. Elle ne nous a jamais quittés. Et c’est elle qui s’acharne à rendre notre espace inhabitable. Et c’est par bravade et panache que les écrivains jusqu’à aujourd’hui continuent d’écrire un rêve d’habiter "de plein jour et de plain pied" pour reprendre la belle expression de Georges Castera.
Votre dernier cours s’intitulait "Haïti dans l’imaginaire des autres". De quoi s’agissait-il ?
Il y a dans ma première réponse un début d’explication. On se rend compte que cet imaginaire a changé depuis le XIXe siècle jusqu’à aujourd’hui. "Danser les ombres" de Laurent Gaudé n’est pas le "Bug-Jargal" de Victor Hugo. On se rend compte aussi que l’esthétique nègre au début du XXe va faire évoluer la vision ainsi que le surréalisme et que l’anthropologie va imprégner la culture du XXe. On laisse l’évolutionnisme mais on tombe dans un évolutionnisme à rebours quand on imagine que les cultures pour être authentiques ne doivent pas muter. Pas d’amour nuit mais trop d’amour nuit autant. Dénigrer ou angéliser font rater l’élément humain. Les Noirs-Américains n’aborderont pas Haïti comme Breton et Césaire n’abordera Haïti ni comme Breton ni comme les Noirs-Américains. Césaire y a puisé des éléments qui lui ont fait modifier sa vision des Antilles françaises. Et Carpentier y puisera des éléments pour concevoir une esthétique du réalisme magique pour l’Amérique latine. De plus les Américains de la génération d’après, celle de Banks ou Smart Bell ne racontent pas Haïti comme Berlinski ou Fountain. Cette nouvelle génération veut aller vite pour séduire un lectorat jeune, non averti, avide de choses "flippantes" alors que celle d’avant a pris le temps d’expérimenter et de comprendre.