À la rencontre du blogueur guadeloupéen João Gabriell, éveilleur de consciences

Le blogueur João Gabriell à Paris, en juillet 2017.
João Gabriell est un blogueur et militant politique guadeloupéen. Très actif et populaire sur les réseaux sociaux, il s’est également taillé une solide réputation d’analyste des problématiques liées au racisme, au colonialisme, et aux questions de genre et de sexisme. Interview.
Il appartient à cette jeune génération de femmes et d’hommes noirs qui utilisent et définissent de nouveaux codes et perspectives ainsi que de nouvelles manières de s’engager. Se revendiquant « militant politique », le Guadeloupéen João Gabriell est également un blogueur influent dans l’Hexagone. Il compte des milliers d'abonnés sur Twitter et Facebook, et autant de personnes qui lisent régulièrement ses posts sur son blog, intitulé Le blog de João.
 
Basé à Marseille, ce militant voyageur du Front Uni des Immigrations et des Quartiers Populaires (FUIQP) et du Mouvement de Libération Afro (MLA) s’investit dans nombre de luttes : commémoration des cinquante ans de Mai 67 (répression policière en Guadeloupe), festival Nyansapo à Paris, organisé par le collectif afroféministe Mwasi, manifestation de soutien à la famille d’Adama Traoré à Beaumont-sur-Oise, Camp d’été décolonial… Sur son blog, il s’intéresse aux problématiques du racisme, de la domination impérialiste, du genre, du sexisme, des sexualités minoritaires, du « fémonationalisme » et du panafricanisme, pour ne citer que celles-ci.
 
Ses références sont entre autres, dit-il, les ex-présidents du Ghana et du Burkina Faso Kwame Nkrumah et Thomas Sankara, les théoriciens trinidadiens C.L.R. James et Eric Williams, ou le Black Panther Party afro-américain. La1ere.fr a interviewé cet éveilleur de consciences. 
 
Vous vous définissez sur votre compte Twitter comme « musicien, bloggueur, militant #MLA et #FUIQP », qui « twitte beaucoup (mais pas que) sur le racisme en France et l’impérialisme occidental ». Pouvez-vous m’en dire un peu plus, et notamment quand et pourquoi avez-vous créé votre blog ?
João Gabriell : Je suis Guadeloupéen, indépendantiste convaincu, sur la fin de la vingtaine. J'habite en France depuis une dizaine d'années et je suis militant au Front Uni des Immigrations et des Quartiers Populaires (FUIQP) qui compte une dizaine de sections dans toute la France, et au Mouvement de Libération Afro (MLA) créé en 2017. Il s'agit d'une organisation panafricaine avec une approche qu'on peut dire marxiste de la négrophobie et du (néo)colonialisme, réunissant Africains et Afrodescendants, et possédant trois sections à Nantes, Paris et Marseille. Le MLA a été à l'origine d'un cycle de rencontres à Nantes et Paris pour les 50 ans de « Mé 67 ». Cela a été l'occasion de rencontrer d'autres militants qui commémoraient également ce triste anniversaire. Je pense notamment au Kolektif Doubout pou Mé67 et au Réveil K. Il y a eu une marche très importante le 27 mai : honorer en plein Paris la mémoire de nos martyrs, porter une critique forte de l'Etat français, et voir flotter place de la nation le drapeau d'une Guadeloupe décolonisée, voilà qui m'a marqué comme jamais. Pour l'écriture, j'ai ouvert un premier blog en 2010. Celui qui est aujourd'hui actif, « Le blog de João », date de 2015. Il est dans la continuité des précédents sur les thèmes traités : (néo)colonialisme, genre, dynamique des mouvements sociaux, etc. Enfin, sur le fait d'être musicien, étant convaincu.e.s au MLA de la nécessité d'intégrer à la lutte des dimensions artistiques, ce sera l'occasion pour moi d'allier ma passion pour la musique à celle pour la politique dans des projets futurs.
 
Pouvez-vous caractériser cette « approche marxiste de la négrophobie et du (néo)colonialisme » que vous revendiquez ?
C'est comprendre les phénomènes d'exploitation et de dépossession des ressources des uns (par exemple les Africains) pour l'enrichissement des autres (les Euro-américains). C'est aussi comprendre comment cette domination économique s'accompagne d'une domination culturelle et idéologique : pour s'imposer et étendre son marché, le capitalisme a besoin de détruire les structures traditionnelles. On doit donc toujours penser les processus d'assimilation, d'acculturation des peuples dominés par le colonialisme d'hier et le néocolonialisme d'aujourd'hui, comme à la fois le moyen et le résultat d'une domination économique.
Le capitalisme est né de la traite négrière européenne, esclavage qui se distingue de tous les autres systèmes de servitude par sa dimension industrielle et intensive. Et c'est important de le comprendre pour voir comment le système économique dominant aujourd'hui a été historiquement produit par ce processus massif de racialisation qu'a été la traite négrière. Le racisme est au fondement même de la répartition inégale des ressources à l'échelle planétaire (entre le Nord et le Sud) et à l'échelle d'un même pays (entre blancs et non blancs, principalement). Et donc l'antiracisme doit être au cœur de tout véritable projet d'émancipation.
 
C’est donc une approche spécifique du marxisme traditionnel...
Effectivement, je ne me reconnais pas dans le marxisme porté dans les mouvements de gauche traditionnels en Europe, et je me définis panafricain avant tout, précisément parce qu'il y a cette fâcheuse tendance (pour le dire vite) à faire de l'antiracisme et de l'anticolonialisme des questions secondaires par rapport à la lutte des classes ou disons, à une lecture eurocentrée et blanche de celle-ci ; ce qu'a critiqué Césaire dans sa lettre de démission du Parti communiste (« Lettre à Maurice Thorez », ndlr). Et puis il faut le dire sans sourciller : les mouvements d'extrême gauche sont profondément structurés par le racisme et peu veulent le reconnaître et y remédier. C'est donc plutôt le marxisme des panafricains historiques comme Kwame Nkrumah, Thomas Sankara, de théoriciens afrodescendants comme les Trinidadiens C.L.R. James et Eric Williams, ou encore d'organisations afrodescendantes comme le célèbre Black Panther Party qui me parle.
 
Sur votre blog vous vous intéressez également aux problématiques du genre, du sexisme, de ce que vous appelez les sexualités minoritaires. Comment ces questions s’articulent-t-elles pour vous avec la problématique du racisme ?
La colonisation a produit des transformations sociales, violentes par nature car imposées, sur le plan du genre et de la sexualité dans les sociétés colonisées. Il y avait évidemment des rôles sociaux, des normes, des pratiques sexuelles variées et codifiées, avec bien souvent des hiérarchies, bref il y avait effectivement un ordre social, mais pas celui que nous connaissons aujourd'hui. La colonisation européenne a bouleversé tout ça, et les colons européens ont imposé une morale sexiste et homophobe chrétienne à tout un tas de peuples, pour des raisons idéologiques, et parce qu'une telle organisation de la société correspondait aux besoins du capitalisme.
Aujourd'hui, quelques siècles plus tard et par un retournement affreusement ironique de l'histoire, les populations « ex colonisées », non occidentales, non blanches, qui à l'époque avait été jugées « immorales » par les colons, sont désormais perçues à l'inverse comme « trop conservatrices »,  « plus sexistes », « plus homophobes » que les Occidentaux, qui représenteraient l'avant-garde du progressisme, et cela justifierait à la fois qu'elles soient marginalisées lorsqu'elles vivent en Occident, et que leurs pays subissent les ingérences euro-américaines. On notera au passage que le « progressisme » tel que défini par l'Occident se situe toujours sur le terrain des libertés individuelles et notamment sexuelles, mais n'inclut jamais par exemple les questions économiques ou le respect de la souveraineté politique des autres. Sûrement parce qu'en tant que principaux promoteurs de la violence capitaliste et impérialiste à l'échelle du globe, les Occidentaux n'ont rien à gagner avec une telle définition du progressisme. Si auparavant on justifiait le colonialisme pour « apporter la civilisation », aujourd'hui, on justifie les ingérences politiques et économiques occidentales au nom des « droits de l'homme ».
Ce qui est donc tragique au regard de l'histoire c'est que l'Europe qui a imposé sa conception chrétienne, bourgeoise et rigoriste de la  sexualité, notamment en instaurant des lois coloniales homophobes en Afrique, est aujourd'hui celle qui veut prêcher à coups de canon et de sanctions économiques la tolérance pour les homosexuels aux pays qu'elle a colonisés, radicalement transformés et qu'elle continue à dominer encore aujourd'hui en les empêchant de penser un progrès, un développement endogène, qui ne soient pas de simples copies de ce qui se fait à New York ou Paris. Entre autres choses, l'un des effets désastreux de ceci, c'est que les minorités sexuelles africaines et afrodescendantes se retrouvent piégées dans ce « choc civilisationnel » fabriqué de toute pièce pour les intérêts occidentaux : entre instrumentalisation de l'Occident qui en fait des victimes à sauver de la supposée « barbarie rétrograde » africaine et noire, et par réaction, hostilité des populations africaines et afrodescendantes qui voient en ces minorités sexuelles une incarnation de l'occidentalisation de leurs sociétés alors que c'est bien plus complexe et que même les hétérosexuels afros sont aussi dans leurs nouvelles façons de penser le couple, l'amour, le mariage, la parentalité, l'argent, les produits de l'assimilation occidentale.
 
Comment contrecarrer ces processus de domination selon vous ?
En plus de lutter sur les questions générales liées au racisme (police, prison, immigration, exploitation etc.), il est important de s'opposer radicalement à cet impérialisme de l'Occident voulant entre autres imposer ses normes sexuelles aussi bien dans leur version conservatrice (missionnaires évangéliques par exemple) que dites progressistes (organisations LGBT occidentales qui font pression sur les Etats africains, ou carrément les pressions venant des Etats occidentaux), tout en résistant à la tentation d'avoir une perception caricaturale des minorités sexuelles afros à qui ont fait endosser à elles seules le poids de de l'acculturation, de l'occidentalisation, ce qui est tout simplement injuste... et homophobe.
En « interne » sur ces questions, les divergences entre mouvances dans l'antiracisme et plus généralement dans les communautés afros sont très fortes, mais il se pourrait que la réémergence d'un afroféminisme en France puisse offrir des pistes prometteuses à mesure que le mouvement grossit, se « muscle » théoriquement, et s'impose dans le mouvement noir avec un agenda solide qui pense la dialectique entre l'émancipation des Africains et Afrodescendants en général, et l'émancipation de groupes sociaux spécifiques parmi nous (femmes, minorités sexuelles et de genre etc). Je pense vraiment qu'il faut un rapport de force « en interne » sur ces questions entre noirs, c'est à dire des groupes qui dès maintenant - et pas « après », « plus tard » -  répondent à la fois aux urgences  matérielles des minorités  sexuelles et de genre afros et travaillent à penser un monde réellement décolonisé, un projet panafricain qui soit émancipateur pour toutes les couches de la société. C'est vrai pour ce qui est du genre et de la sexualité, mais il faut aussi concevoir une émancipation qui reflète réellement les intérêts des classes populaires (c'est à dire la majorité des populations afros) et pas seulement les intérêts des bourgeoisies africaines et afrodescendantes.
Si nous avons effectivement comme combat principal et unificateur la lutte contre la suprématie blanche occidentale et l'édification d'un projet panafricain continental et diasporique, nous devons rester lucides sur le fait que les contradictions de classe, de genre ou de sexualité ne disparaîtront pas magiquement. La mise à mort de la domination blanche occidentale et la réussite du projet panafricain  sont les conditions nécessaires et obligatoires pour qu'adviennent l'émancipation des femmes afros en tant que femmes, de même que celle des minorités sexuelles et de genre, selon un paradigme afro, et pas imposé de l'extérieur. Et bien sûr, la fin de l'exploitation et donc des sociétés de classes en dépend aussi. Mais ce sont des conditions nécessaires, non suffisantes. Dit autrement, décoloniser c'est la base pour transformer radicalement ce monde, mais il faut se battre dès maintenant pour que cette transformation bouleversante à laquelle nous aspirons ne se retourne pas contre certains groupes sociaux, notamment minoritaires. Et cela il faut le penser et agir en conséquence dès maintenant lorsqu'on imagine un monde débarrassé de l'ogre occidental et de son capitalisme depuis une perspective émancipatrice.