Tout commence le 26 avril 1998. Par une série de commémorations, la France célèbre les 150 ans de l’abolition de l’esclavage, plus précisément le décret impulsé par Victor Schoelcher qui abolit l’esclavage, signé le 27 avril 1848.
Le Premier ministre de l’époque, Lionel Jospin, déclame un discours où il évoque la "barbarie" de la traite négrière, "la tragédie humaine qu’a représenté l’esclavage". Mais il prononce surtout une phrase cruciale :
"Tous nés en 1848". Cette belle formule, qui figure sur les affiches illustrant ce cent-cinquantième anniversaire, vise à vous rappeler que vous êtes les héritiers de ce combat.
Lionel Jospin, Premier ministre de 1997 à 2002
23 mai 1998 : la marche silencieuse
Ce "Tous nés en 1848" ne passe pas car c’est comme s’il balayait l'histoire d'avant l'abolition, comme si les esclaves, les disparus n'avaient jamais existé. Serge Romana, un généticien né en Guadeloupe, décide alors avec son épouse et des amis d’organiser une marche silencieuse. Il est interviewé dans un reportage de l’époque :
"C’est une commémoration qui a consisté à s’auto-satisfaire de l’abolition de l’esclavage et à sortir un slogan que l’on trouve - sans exagérer - tout à fait révisionniste, dénonce-t-il dans le reportage ci-dessous. 'Tous nés en 1848', ça nous a profondément vexés. Nous sommes les descendants de fils et filles d’esclaves, nous n’avons pas honte de le dire."
Cette marche se déroule le 23 mai 1998, date symbolique puisqu’elle fait référence au 23 mai 1848, date de la mise en place du décret de l’abolition et de la fin de l’esclavage en Martinique après une révolte d’esclaves.
Elle rencontre un succès inattendu en rassemblant près de 40.000 personnes, dont des élus et des athlètes comme Yannick Noah. Cette mobilisation donne ensuite naissance au Comité Marche du 23 mai 1998 ou CM 98, association mémorielle antillaise pour réhabiliter la mémoire des victimes de la traite négrière.
La loi Taubira et le choix du 10 mai
Le 10 mai 2001 est adoptée la loi Taubira qui reconnaît l'esclavage comme crime contre l'humanité. Elle ouvre alors le débat sur la nécessité d'une journée mémorielle pour commémorer ce pan de l'Histoire. Plusieurs dates sont proposées.
Avec le CM 98, Serge Romana milite pour le choix du 23 mai. Le 23 mai 2005 est ainsi organisé un concert à Paris pour honorer les aïeux victimes de l’esclavage, mais aussi pour demander au gouvernement de faire du 23 mai l'hommage annuel du souvenir de cette tragédie, comme le montre ce reportage :
En 2006, la date du 10 mai, celle de l'adoption de la loi Taubira, est finalement arrêtée et devient la journée nationale des mémoires de la traite, de l'esclavage et de leurs abolitions.
Le CM 98 et ses soutiens obtiennent malgré tout gain de cause deux ans plus tard : en avril 2008, François Fillon, alors ministre de l'Intérieur, reconnaît officiellement le 23 mai comme le jour "de la commémoration du passé douloureux de leurs aïeux qui ne doit pas être oublié", pour "les associations regroupant les Français d'Outre-mer de l'Hexagone".
Janvier 2017 : la grève de la faim
Cette décision est censée être entérinée neuf ans plus tard par la loi sur l’égalité réelle en Outre-mer. "Les journées du 10 mai et du 23 mai relèvent d’une simple circulaire : les inscrire dans la loi permettrait, au-delà du symbole, de leur donner une assise juridique", expliquent les députés lors des discussions à l’Assemblée nationale. Ces derniers votent à l’unanimité ce texte le 6 octobre 2016 et le gravent donc dans la loi sous l’article 20-A.
Mais quelques semaines plus tard, cette décision est menacée : un amendement est déposé pour supprimer cet article. Serge Romana entame alors une grève de la faim en janvier 2017. "Le 10 mai doit être une arme politique et le 23, un hommage aux victimes. Ces deux dates sont fondamentales", estimait le président de CM 98.
"Mon action est un cri de révolte contre le sénateur de la Guadeloupe, Félix Desplan. En commission des lois mercredi, il a supprimé l’art 20-A qui était un article fondamental pour que l'esclavage ne soit pas toujours une source de division et de combat entre nous", expliquait-il encore dans ce reportage.
De nombreux soutiens, connus et anonymes, viennent l’encourager, à l’instar du Martiniquais Philippe Lavil pour qui ce 23 mai permet de rendre "hommage à ces personnes qui ont été victimes de l’esclavage à juste titre, qu’on pense à eux au moins un jour par an, à eux les ascendants […] Il faut les honorer ces gens-là."
"Racialisation" ou date populaire ?
Serge Romana obtient finalement gain de cause : le Sénat reconnaît dans la loi les deux dates. Le 28 février 2017, dans l’article 75 de la loi sur l’égalité réelle Outre-mer, le 23 mai est instauré comme "journée nationale en hommage aux victimes de l’esclavage", en parallèle du 10 mai.
Au-delà des politiques, le 23 mai ne faisait cependant pas non plus l’unanimité parmi les associations mémorielles. Myriam Cottias, chercheuse au CNRS et ancienne présidente du Comité national pour la mémoire et l'histoire de l'esclavage, déplorait la double commémoration.
Elle y voyait une "racialisation" des mémoires "qui dit que le 10 mai c'est le combat des abolitionnistes, sous-entendu blancs", opposée au 23 mai qui "serait celui des esclaves noirs dont il faut célébrer la mémoire". Aujourd'hui directrice du Centre International de Recherches sur les esclavages et post-esclavages, elle estime que le 10 mai "conjugue à la fois le combat des abolitionnistes mais aussi celui des esclaves".
Malgré tout, cette date du 23 mai est depuis commémorée chaque année. "C’est une date populaire, ce que n’est pas le 10 mai, assurait le généticien dans le podcast #MaParole. Le 10 mai commémore l’abolition, et le 23 mai la mémoire des victimes."
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Limié Ba Yo, 25 ans après
25 ans après cette marche du 23 mai, la journée nationale se déroule cette année dans les jardins du ministère de l'Outre-mer, rue Oudinot, à Paris. Les temps forts de ce Limié Ba Yo sont à suivre tout au long de la journée sur la1ere.fr et nos réseaux sociaux.