De sa chaise de jardin, plantée sur la Nationale 5, Terry filtre les voitures d'un hochement de cagoule, les mains en appui sur une barre de fer. Derrière lui, les flammes déchirent la nuit martiniquaise, en ces temps de lutte contre la vie chère. Le garçon de 19 ans tient depuis mercredi avec quelques dizaines d'autres jeunes ce barrage filtrant à l'entrée de Rivière-Salée, une commune populaire près de Fort-de-France.
Ces derniers jours, l'île des Antilles, où le prix des denrées alimentaires est 40% plus élevé qu'en métropole, vit au rythme d'un couvre-feu nocturne. Elle est le théâtre d'une brusque poussée de fièvre alors qu'un mouvement de contestation secoue la Martinique depuis le 1er septembre. Une vingtaine de gendarmes ont été blessés depuis le 8 octobre, selon la gendarmerie.
"On en a marre. On lutte contre la vie chère, mais on se fout de notre gueule", juge dans la nuit de samedi à dimanche Terry (qui a refusé comme tous les barragistes de donner son nom de famille), vendeur fraîchement revenu de l'Hexagone, où il a vécu plusieurs années. "En métropole, avec 200 euros, ton caddie est blindé...", constate-t-il, dans la moiteur nocturne. En Martinique, "t'as un sac cabas même pas rempli" pour ce prix, le coupe Ketsia, munie d'une batte de baseball.
"Il faut qu'ils nous entendent"
Sur le barrage où brûlent de l'électroménager, des meubles, une carcasse de voiture retournée et tout ce qui a pu être récupéré, la jeune femme de 23 ans ordonne aux automobilistes - entre deux arguments - de faire demi-tour, sauf motif médical. "On en a marre que nos parents payent 400 euros alors qu'il n'y a rien sur le tapis" de caisse, s'énerve cette ouvrière du BTP, en débardeur et cagoule qui ne laisse percer que ses yeux.
"Maman, elle travaille et l'argent qu'elle reçoit, c'est même pas assez pour payer le loyer, l'électricité, l'eau et les courses. Elle ne peut pas subvenir à nos besoins", abonde un électricien de 20 ans requérant l'anonymat, lui aussi le visage masqué, équipé d'un bâton de bois et affublé d'un mini sac à dos rose.
Il résume, tandis qu'un barragiste ravive l'amas fumant d'un jet d'essence contenu dans une bouteille d'eau: "C'est désolant (d'en arriver là), de casser, de brûler. Mais on est obligés de faire des dégâts pour qu'on nous entende. Il faut qu'ils nous entendent". Loin des barrages, le dialogue s'est noué. Mais la nuit précédente, une sixième réunion de négociation entre Etat et acteurs locaux s'est achevée sans accord sur la baisse du coût de la vie.
La préfecture fait état d'avancées "notables" avant la prochaine rencontre, prévue mardi. "Il ne peut pas y avoir d'évolution sérieuse, de discussion sérieuse, dans un climat de violences qui s'installerait", a souligné pour sa part le ministre chargé des Outre-mer, François-Noël Buffet.
"On tient"
Après quelques nuits d'émeutes, de pillages et d'incendies, les rues de Martinique ont retrouvé un calme relatif entre samedi et dimanche sous l'orage caribéen, malgré des forces de l'ordre invisibles et des barrages fumants. Ces derniers sont circonscrits aux quartiers sensibles en périphérie du chef-lieu.
Aux Quatre-Croisées, un carrefour de Saint-Joseph au nord de Fort-de-France, le nœud routier reste complètement sous le contrôle d'hommes prêts à en découdre, sans que les forces de l'ordre ne tentent de dégager cet axe départemental érigé en place fortifiée par des engins en tout genre et des voitures en feu.
"On tient le poste. Jusqu'à ce qu'ils prennent en compte nos revendications sur la vie chère", y explique sous couvert d'anonymat un homme encagoulé et ganté, parmi des dizaines d'autres munis de bouteilles de vodka et de projectiles. Les rues et routes, toujours bordées de voitures calcinées, obstruées çà et là de chariots de supermarché et autres palettes, ne sont pas non plus déblayées, même en l'absence d'émeutiers.
Pour monter les barrages, un objet est particulièrement plébiscité : le réfrigérateur. À Rivière-Salée, où les barragistes assurent répondre aux consignes du RPPRAC, le mouvement à l'origine de la mobilisation contre la vie chère, Ketsia, l'ouvrière du BTP, regarde un frigo brûler. Elle soulève sa cagoule, souffle. "La fin d'un frigo vide."