Roselyne Lebon aime bien papoter. "Quand vous passerez à La Réunion, il faudra venir nous voir, hein ! On fera un cari." Emmitouflée dans sa doudoune, elle avance d'un pas tranquille dans les allées du Parc Dupeyroux, à Créteil. Cette dame de 65 ans connaît bien ce coin paisible, vert et fleuri de la ville, situé à quelques pas du métro. C'est ici qu'elle emmenait ses enfants jouer lorsqu'ils étaient petits. C'est aussi ici qu'elle venait se changer les idées quand ça n'allait pas. "J'habite juste à côté", montre-t-elle, en faisant un mouvement de tête en direction de la barre d'immeubles cachée derrière les arbres. "Mais, j'avoue que, parfois, j'ai rêvé d'habiter là", rigole-t-elle en indiquant la grande villa blanche de style italien, qui trône à l'orée du parc. C'est la maison du préfet, souffle-t-elle.
Loin des ors de la demeure préfectorale et de Créteil, l'histoire de Roselyne Lebon commence sur l'île de La Réunion. Elle naît le jour de l'armistice de la Première guerre mondiale, le 11 novembre 1957, dans la famille Hubert. Elle est l'aînée d'une fratrie de quatre : trois filles, un garçon. "Maman a eu quatre enfants en deux ans et demi", raconte-t-elle. Mais très vite, la jeune mère, qui n'a que 23 ans, se retrouve veuve. "Mon père a été empoisonné par quelqu'un qui était jaloux de lui au travail." Roselyne a alors trois ans et demi.
"On aurait pu être des enfants de la Creuse"
Ce drame familial éclate la petite famille Hubert. Seule avec quatre jeunes enfants, la mère ne s'en sort pas. Roselyne et ses deux sœurs sont donc envoyées chez les grands-parents maternels, dans l'ouest de La Réunion. Le petit dernier, âgé de seulement neuf mois, est, lui, confié aux grands-parents paternels, qui vivent dans l'est. "On aurait pu être des enfants de la Creuse si on n'avait pas eu les grands-parents", explique aujourd'hui Roselyne Lebon. Car c'est en effet à cette période-là que la France organise le transfert d'enfants réunionnais placés à la DDASS vers des régions rurales de l'Hexagone. Roselyne, son frère et ses sœurs échappent de peu à ce déracinement brutal, qui a touché plus de 2.000 enfants entre 1962 et 1984.
Jusqu'à ses 10 ans, Roselyne Lebon vit ainsi chez ses grands-parents, et va à l'école primaire pour filles de La Saline Les Hauts, avant de retourner s'installer avec sa mère, à Saint-Denis. Mais cette dernière a depuis refait sa vie avec un homme violent. "C'était une horreur", raconte Roselyne. "Mon beau-père était quelqu'un de... c'était du harcèlement moral", dit-elle en cherchant les bons mots.
Je vivais dans l'angoisse. Il était violent avec maman. Je vivais sous la terreur des disputes. Mais sinon, c'était la Creuse...
Roselyne Lebon, 65 ans
Le départ pour l'Hexagone
À 22 ans, Roselyne se marie, et devient maman quelques mois plus tard, à l'âge de 23 ans. Mais au début des années 1980, la récession guette l'économie mondiale. La France s'en sort mieux que la plupart des autres grandes puissances. Mais à La Réunion, les difficultés s'accumulent pour les Lebon. Roselyne n'arrive pas à trouver de boulot. Son mari, qui travaille dans l'industrie sucrière, sent que le secteur est en déclin et que les usines vont fermer les unes après les autres (l'usine Stella Matutina, aujourd'hui un musée à Piton Saint-Leu, ferme en 1979). En décembre 1982, la petite famille Lebon décide alors de quitter La Réunion.
Ils débarquent donc à Créteil, dans le Val-de-Marne. Cette ville du sud-est parisien est en pleine effervescence. Avec le projet de Nouveau Créteil, la cité se développe et devient capitale départementale. Roselyne trouve un boulot dans un groupe de société immobilière, puis intègre Air France, en tant que secrétaire, puis technicienne support-vente, pour finir déléguée syndicale chez Force Ouvrière pendant 15 ans. Elle a un rire amusé en se remémorant l'épisode de la chemise arrachée (en 2015, les DRH d'Air France ont été pris à partie par les salariés en colère) : "À l'époque, on s'est fait traiter de 'voyous' par le Premier ministre Manuel Valls."
Un boulot qui lui plaît, deux enfants, un appartement près d'un parc. La Réunionnaise mène une vie bien rangée. Mais, être Ultramarine loin de son île et de ses proches s'avère ardu. "La vie n'a pas toujours été facile, reconnaît Roselyne. Quand on est arrivé, c'était compliqué. J'avais un petit garçon de deux ans et demi. Il a fallu le confier à des personnes qu'il ne connaissait pas du tout. À La Réunion, j'étais près de lui, il y avait les grands-parents..."
Mais "on a été privilégié", rebondit Roselyne, qui cherche toujours à relativiser ses malheurs. Tandis qu'elle marche dans le parc Dupeyroux, une petite silhouette aux cheveux tressés apparaît au loin, suivie d'un grand gaillard. C'est l'aîné de Roselyne, accompagné de sa fille. Lui, qui est né à La Réunion et qui est arrivé dans l'Hexagone à deux ans et demi, a toujours su garder un lien avec son île natale, même à 8.000 km de là. Dès ses cinq ans, sa mère l'a envoyé seul voir sa famille au pays. Il a même décidé de retourner vivre là-bas juste après le baccalauréat.
Depuis, les enfants ont grandi. Roselyne est devenue grand-mère de trois petites filles. Et après plus de 35 ans passés dans l'Hexagone, elle et son mari ont décidé de rentrer à La Réunion, pour passer leur retraite au soleil et proche de leur famille. "Au début, c'était compliqué, admet-elle. On a l'impression qu'on ne sait plus où est chez nous." Mais la vie réunionnaise a repris son cours.
De temps en temps, Roselyne refait un saut à Créteil, où elle a gardé son appartement. La ville où les Lebon ont vécu la plus grande partie de leur vie est devenue le point de rencontre pour revoir enfants et petits-enfants éparpillés autour du monde. L'un est à La Réunion. L'autre au Canada. Une de ses petites-filles vit en Guadeloupe. Créteil est à la croisée de tous ces chemins. D'ailleurs, si Roselyne est dans le Val-de-Marne cette semaine-là, c'est parce que ses deux fils – sa "couvée", comme elle le dit elle-même – sont à Paris au même moment. Ce qui est rare, souligne-t-elle. Finalement, qu'elle soit à Créteil, à La Réunion ou ailleurs dans le monde : "Où sont mes enfants, c'est où je suis bien", résume Roselyne Lebon.
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