"Plus je fouille ce dossier, et plus je considère – et j’en ai les preuves – que l’État ne traite pas l’Outre-mer comme il devrait. Nous serions donc des Français entièrement à part."
Tenus sur l’antenne de Guyane la 1ère ce lundi 27 février, ces propos sont ceux de Catherine Conconne, sénatrice de Martinique (apparentée au groupe socialiste) et co-rapporteure d’une étude sur la continuité territoriale entre l’Hexagone et les Outre-mer.
Avec l’autre co-rapporteur Guillaume Chevrollier, sénateur de Mayenne, et la délégation sénatoriale aux Outre-mer, elle multiplie depuis janvier 2023 les auditions et rencontres pour dresser un état des lieux de ce qu’on appelle la continuité territoriale, et proposer à l’issue de l’étude des pistes d’amélioration.
La continuité territoriale, qu’est-ce que c’est ?
Expérimentée dans les Outre-mer en 2002, elle consistait à l’origine à apporter une aide financière aux Ultramarins pour leur déplacement vers l’Hexagone ou pour qu’ils y suivent une formation. La continuité territoriale a ensuite été étendue à la santé et aux communications.
Elle a ensuite été définie dans le code des transports en 2009 puis dans une autre loi de 2017 comme une politique nationale qui "tend à rapprocher les conditions d'accès de la population aux services publics de transport, de formation, de santé et de communication de celles de la métropole, en tenant compte de la situation géographique, économique et sociale particulière de chaque collectivité territoriale d'outre-mer".
La continuité territoriale est donc présentée comme un enjeu de cohésion et d’unité nationale qui repose sur des principes d’égalité des droits et de solidarité.
Comment ça marche ?
La continuité territoriale comprend différents volets : l’aide et l’accompagnement pour les étudiants, pour les demandeurs d’emploi, l’évacuation sanitaire, les communications… Mais l’aspect qui concerne le plus grand nombre reste l’aide à la continuité territoriale (ACT).
Il s’agit d’une aide financière sur le prix d’un billet d’avion aller-retour entre le territoire ultramarin de résidence et l’Hexagone. Cette aide est ouverte à toute personne mais soumise à des conditions de ressources. Au départ existaient deux aides, une minorée et une majorée en fonction des revenus. Mais la réforme de 2021 a supprimé le tarif minoré pour que ne garder que celui majoré.
Le montant de l’aide est fixe par département et collectivité : elle va de 340 € pour les Antilles à 1.235 € pour Wallis et Futuna. Une aide plus ou moins importante quand on regarde le prix moyen d’un billet d’avion depuis Paris.
À noter qu’il ne s’agit ci-dessus que d’une moyenne établie par un comparateur de prix sur Internet et que le prix d’un billet d’avion est extrêmement fluctuant en fonction de la haute et basse saison, de la concurrence (s’il y a un monopole ou plusieurs compagnies aériennes), du coût du carburant, etc.
Par ailleurs, le ministère des Outre-mer a augmenté le montant des aides le 15 mars dernier, qui s'échelonnaient auparavant de 270 à 846 €. L'État souhaite ainsi compenser la hausse du prix du billet, due en partie à l’augmentation du coût du kérosène.
Cette aide à la continuité territoriale ne peut être demandée que tous les trois ans et n’est pas cumulable avec d’autre dispositif.
Pour les départements et régions d’Outre-mer, c’est l’Agence de l’Outre-mer pour la mobilité (LADOM) qui gère ce dispositif, elle dépend du ministère des Outre-mer. Pour les collectivités d’Outre-mer, ce sont les services de l’État sur place qui octroient cette aide aux personnes éligibles.
Combien ça coûte ?
Derrière, c’est l’État qui subventionne cette continuité territoriale via la loi de finances. En 2023, environ 2 milliards et demi € sont dédiés aux Outre-mer, pour les programmes de développement économique, d’insertion professionnelle, de logement, etc. Sur cette somme, 45 millions € sont consacrés à la continuité territoriale. Cet argent sert à financer plusieurs besoins :
- cette fameuse aide à la continuité territoriale
- l’aide à la continuité funéraire, pour rapatrier les corps ou assister à des funérailles
- les passeports pour la mobilité des études ou de la formation professionnelle, destinés aux étudiants et jeunes en formation pour payer leur billet d’avion, participer à l'installation et leur fournir une indemnité dans le cadre d’un cursus ou d’une formation professionnelle dans l’Hexagone
- le passeport pour la mobilité en stage professionnel, pour financer le billet d’avion des jeunes qui doivent suivre un stage professionnel dans l’Hexagone.
Qui l'utilise ?
Difficile donc de savoir ce que représente financièrement l’aide à la continuité territoriale. Mais d’après les dernières données de LADOM, plus de 60.000 Ultramarins des DROM ont obtenu des aides en 2022, tous dispositifs confondus. Parmi eux, 48.000 personnes ont touché l'ACT.
En écartant les années 2020-2021 particulières à cause de la pandémie, l'on voit que le nombre de bénéficiaires a considérablement augmenté par rapport à 2019. Cette année-là, selon le Sénat, près de 23.000 habitants des DROM et COM avaient eu recours à l'ACT, soit environ un peu plus de 1% de la population ultramarine globale.
Sur ce graphique, l’on voit que ce sont surtout les Antillais et les Guyanais qui l’utilisaient en 2019.
Le cas réunionnais
Une incongruité ressort de ce graphique qu’il faut expliquer : La Réunion. Avec près de 900.000 habitants, c’est le territoire ultramarin le plus peuplé. Pourtant en 2020, 46 Réunionnais seulement ont bénéficié de l’ACT. Ce chiffre très faible s’explique par le fait que le Conseil régional de la Réunion avait instauré en 2015 un mécanisme régional spécifique, distinct de celui de l’État.
Clairement plus avantageux sur le plan financier avec la possibilité d’en bénéficier plus régulièrement, il avait été complété par des bons de réduction pour les Réunionnais vivant dans l’Hexagone. C’est donc logiquement qu’il avait rencontré un franc succès au détriment de l’ACT.
Ce dispositif régional a cependant été suspendu puis arrêté car jugé illégal en décembre 2022. Le Conseil d’État via la cour administrative d’appel de Bordeaux a en effet déclaré que la Région Réunion outrepassait ses prérogatives en "instaur[ant] de manière autonome une telle aide", et ce n’était pas son rôle mais celui de l’État d’assurer la continuité territoriale.
Le Conseil régional a donc modifié ses aides et n’apporte désormais plus qu’un complément financier, selon les conditions de ressources, en accord avec LADOM. Les Réunionnais sont par conséquent beaucoup plus nombreux à solliciter l'ACT, ce qui explique en partie l'explosion du nombre de bénéficiaires entre 2019 et 2022.
Situation "défavorable, injuste et inéquitable"
Mais l’État assure-t-il la continuité territoriale ? Clairement non, d’après la sénatrice martiniquaise Catherine Conconne qui a affirmé sur Guyane la 1ère : "On se rend compte aujourd’hui que l’État n’accomplit pas son devoir."
Lors des auditions des différents représentants et acteurs ultramarins, elle a dénoncé une situation "défavorable, injuste et inéquitable". Ce qu’elle et d’autres sénateurs pointent du doigt, c’est la question de l’ACT dont seules peuvent bénéficier les personnes dont le plafond de ressources du foyer est de 11.991 € par an (14.108 € pour les résidents de Wallis et Futuna, de la Polynésie française et de la Nouvelle-Calédonie), et ce tous les trois ans révolus.
"Vous trouvez normal que le plafond de ressources soit à 11.991 € ? s’insurge la sénatrice lors d’une interview à Outre-mer la 1ère. Cela veut dire que quelqu’un a droit […] à 270 € sur un billet qui est parfois à 1.200, 1.300 ou 1.400 € ?" Et d’ajouter : "11.000 et quelques euros, ça ne fait même pas le SMIC. Un smicard en Outre-mer est riche ? Je ne suis pas sûre."
Elle est même allée plus loin lors de l’audition de la direction générale des Outre-mer ce jeudi 9 mars : "Cette condition de ressources, j’ose le mot : c’est une honte."
Une réflexion autour des critères
Interrogée sur cet aspect lors de cette même audition, la direction générale du ministère des Outre-mer a affirmé avoir plusieurs pistes de réflexions dont celle de "revoir les seuils d’accès" c’est-à-dire ce fameux plafond de ressources.
Si elle a entendu les critiques émises par Catherine Conconne, elle s'est aussi défendue en indiquant qu'ils essayaient "d’adapter les dispositifs aux besoins, à la réalité". "Bien sûr, l’objectif n’est absolument pas de faire en sorte que les dispositifs ne soient pas utilisés, on passe énormément de temps pour essayer d’améliorer les choses", a tenu à dire la sous directrice des politiques publiques.
La délégation sénatoriale compte aussi s'inspirer de la Corse, où la collectivité bénéficie d’une dotation à la continuité territoriale de 187 millions €. Grâce à cela, les habitants ont des tarifs préférentiels pour se déplacer, et ce sans condition de ressources.
Pour en savoir plus, retrouvez ici notre deuxième article sur le dispositif corse et la question de sa transposition aux territoires ultramarins. Le troisième volet de notre dossier est consacré à la continuité dite funéraire.