Le système corse est "idyllique" et il faut essayer au maximum de "s’en inspirer", c’est d’ores et déjà ce qu’affirme la sénatrice socialiste martiniquaise Catherine Conconne, co-rapporteure de la mission sénatoriale sur la continuité territoriale entre l’Outre-mer et l’Hexagone.
Les auditions sont pourtant toujours en cours et la remise du rapport est attendue fin mars, mais il semble que les premiers échanges avec les acteurs corses ont apporté un nouvel éclairage sur les Outre-mer. Pourquoi l’île de Beauté ? Car elle "dispose d’un dispositif territorial", répond tout simplement Catherine Conconne.
Il existe pourtant une différence de taille entre la Corse et l’Outre-mer : la distance avec le continent. L'île de Beauté n’est en effet située qu’à 160 km à vol d’oiseau de la côte française la plus proche (près de 400 km pour aller à Marseille), tandis que Paris est à plus de 4.000 km de Saint-Pierre et Miquelon, 7.000 km des Antilles, 9.000 km de La Réunion et 16.000 km approximativement des îles du Pacifique.
Un modèle lancé en 1976
Malgré cette "faible" distance, la Corse partage avec la quasi-totalité des Outre-mer des problèmes liés à l’insularité : un besoin d’importer des produits alimentaires, l’absence de centre hospitalier universitaire… D’où la nécessité de se rendre régulièrement sur le continent ou de faire venir des produits sur l’île. C’est ici qu’entre en jeu le principe de continuité territoriale.
Créée en 1976 en Corse (contre 2002 en Outre-mer) pour répondre aux problèmes de desserte aérienne et maritime (peu de places, manque de fiabilité…), elle consiste aujourd’hui en une dotation annuelle de l’État qui s’élève à 187 millions €. Elle a été augmentée exceptionnellement à 220 millions € fin 2022 pour compenser l’inflation, comme le montre ce tweet d'un député corse :
Cette somme finance d’une part la desserte maritime et d'autre part la desserte aérienne. Cette dernière comprend 12 lignes entre les quatre aéroports corses et Paris, Marseille et Nice, avec plusieurs liaisons quotidiennes.
Ces vols sont réalisés dans le cadre d’une délégation de service public, c’est-à-dire que la collectivité corse demande à des compagnies aériennes d’assurer ces vols toute l’année en leur imposant des tarifs préférentiels pour les résidents corses, des horaires, et un certain nombre de rotations par jour ou par semaine. En échange, elle leur verse une compensation financière via la dotation de continuité territoriale.
L’équivalent de 1,5 milliard €
Si l’on compare la desserte aérienne corse avec l’aide à la continuité territoriale, on s’aperçoit de multiples différences :
Quant aux budgets, il est très difficile de les comparer car ils ne recouvrent pas les mêmes aspects. Alors que la dotation corse finance la desserte aérienne et maritime des habitants et le fret des marchandises, la subvention dédiée à la continuité territoriale pour les Outre-mer recouvre plusieurs aides :
- cette fameuse aide à la continuité territoriale
- l’aide à la continuité funéraire, pour rapatrier les corps en cas de décès et assister aux funérailles
- les passeports mobilité pour les études ou de formation professionnelle qui aident les étudiants et jeunes en formation à payer leur billet d’avion, à s’installer et à bénéficier d’une indemnité, dans le cadre d’un cursus ou d’une formation professionnelle dans l’Hexagone
- le passeport mobilité pour un stage professionnel, pour financer le billet d’avion des jeunes qui doivent suivre un stage professionnel dans l’Hexagone
- la desserte maritime de Saint-Pierre et Miquelon
- la desserte aérienne de Wallis et Futuna.
Cette subvention s’élève à 45 millions € en 2023, sur un budget total d’environ 2,5 milliards € consacré aux Outre-mer.
Si l’on rapporte cependant les deux budgets à la population, cela signifie que l’État débourse 187 millions € par an pour environ 340.000 Corses, et 45 millions € pour quelque 2,8 millions d’habitants ultramarins. Sans prendre en compte le budget global, si l’État calquait la dotation corse sur les Outre-mer en fonction de leur population, il devrait donc verser… 1,5 milliard €.
"Des Français entièrement à part ?"
Une situation anormale pour les parlementaires. Pour le député martiniquais Johnny Hajjar (socialistes et apparentés Nupes) à l’origine d’une commission d’enquête parlementaire sur le coût de la vie, un tel écart pose la question suivante : "Est-ce qu’on est des Français entièrement à part ? Ou on est des Français qui ont les mêmes droits ?"
Quand on évoque avec lui une subvention d’1 milliard ou 1,5 milliard € qui soit juste consacrée à la continuité territoriale, il propose une autre perspective.
"On ne regarde que ce que ça va coûter financièrement, mais est-ce que vous savez ce que rapportent nos territoires à la France ? La France est la 2e puissance maritime mondiale grâce aux Outre-mer, la France est une puissance en matière de biodiversité grâce aux Outre-mer…", commence-t-il à lister, avant de parler chiffres. "1 milliard, ça fait 0,1% du budget de l’État [….] pour 2,7 millions de personnes."
"Pas loin d’être parfait"
Un sentiment partagé par Catherine Conconne qui trouve le système français "honteux", et insiste sur le principe d’égalité : "Je ne suis pas là pour dire 'il faut faire un copier-coller parfait avec ce qu’il se fait en Corse', parce que les distances ne sont pas les mêmes, etc. Mais quand même ! Aujourd’hui, la Corse dispose d’un dispositif de continuité territoriale qui n’est pas loin d’être parfait, et qui répond à cette responsabilité de l’État."
Elle compte notamment mettre en avant les solutions trouvées entre la Corse et l’Union européenne. Plusieurs acteurs, dont la direction générale de l’aviation civile, ont indiqué lors des auditions au Sénat que la loi européenne imposait la libre concurrence en matière de transport aérien et que chaque compagnie était donc libre d'instaurer les tarifs qu’elle souhaitait.
Or, la collectivité corse a montré qu’il était possible d’obliger les compagnies à mettre en place des tarifs préférentiels via des délégations de service public et moyennant compensation, à condition de ne pas avoir d’autres aides et d’avoir fait les études nécessaires pour montrer les besoins de la population.
Des prix 41% plus bas que la moyenne
Mais cette solution pourrait être une fausse bonne idée, car d’après la direction générale de l’aviation civile (DGAC) auditionnée le 9 mars par la mission sénatoriale sur la continuité territoriale, les prix vers les Outre-mer en 2022 sont déjà relativement bas.
Avant la crise sanitaire en 2019, "le tarif au kilomètre et au passager était sur les liaisons vers les DOM 33% plus que bas que la moyenne mondiale de distance comparable", a ainsi déclaré un représentant de la DGAC. Ce tarif était même "41% plus bas que la moyenne mondiale" à l’automne 2022, "dans un contexte inflationniste général".
Ce sous-directeur de la DGAC a cependant reconnu que la saisonnalité (c’est-à-dire la différence des prix entre la hausse et la basse saison) est plus importante vers les DROM, ce qui explique un ressenti "assez fort" des passagers de l’augmentation du prix du billet d’avion.
Il a aussi signalé que le nombre de compagnies qui desservaient les Outre-mer était plutôt élevé et que cette concurrence permettait de faire baisser les tarifs. Mettre en place une délégation de service public ne serait donc pas si avantageuse financièrement pour les passagers, ou bien signifierait une grosse dépense d’argent public.
Les cas espagnol et portugais
"Ce que nous faisons déjà, c’est de maintenir les compagnies en vie", a ajouté le représentant de la DGAC, rappelant que plusieurs millions d’euros avaient été injectés pour sauver Air France ou Air Austral. Interrogées lors de précédentes auditions, toutes les compagnies aériennes ont par ailleurs déclaré faire face au coût du kérosène qui a quasiment doublé entre septembre 2021 et septembre 2022.
Au-delà de la Corse, la délégation sénatoriale s’est également penchée sur les cas espagnol et portugais. Même si elle n’a pas eu le temps de les auditionner, elle a fait des comparatifs "très intéressants". "Là aussi, les processus n’ont rien à voir avec nous", confie Catherine Conconne.
Dans le cas d’un résident des Canaries par exemple, il peut bénéficier d’une réduction allant jusqu’à 75% sur le prix d’un billet d’avion entre la péninsule espagnole et l’archipel. Sur un billet de 100 €, il ne paiera donc que 25 €.
"Profond travail de remise en cause"
Quelles solutions restent-ils ? Le député Johnny Hajjar a son idée car il travaille aussi sur la question. La commission d’enquête parlementaire sur le coût de la vie en Outre-mer dont il est à l’origine doit notamment aborder la question de la continuité territoriale d’ici à juillet.
"Il faut des compensations financières immédiates à très court terme", assène-t-il, mais pas seulement. "À court et moyen terme, il va falloir donner des leviers à nos territoires pour pouvoir maîtriser la construction de notre propre développement, poursuit-il. Les répercussions seront que nous n’aurons peut-être plus besoin de moyens extérieurs financiers."
Les sénateurs proposeront-ils aussi ce genre de préconisations ? On le saura le 30 mars prochain. Catherine Conconne a d’ores et déjà annoncé ce 9 mars que "le rapport va être un excellent outil pour ce profond travail de remise en cause" du système actuel de continuité territoriale, qu’elle appelle de ses vœux.
Pour en savoir plus sur le fonctionnement actuel de la continuité territoriale, retrouvez notre article ici. Le troisième volet de notre dossier est consacré à la continuité dite funéraire.