Esclave, femme, noire : la triple discrimination

Esclaves nègres, de différentes nations, 1834 - 1839 Jean-Baptiste Debret (1768-1848)
Un esclave sur trois était une femme. Pas majoritaires en nombre, elles étaient à tous les titres sous le joug des esclavagistes. Mais quand il s’est agi de s’opposer, elles se sont hissées au cœur des luttes pour la liberté de multiples façons.
Parmi les 13 à 15 millions d’êtres humains déportés d’Afrique vers les colonies pour l’exploitation intensive des plantations de canne à sucre entre autres, les femmes représentaient environ un tiers. Dans le même temps que leur asservissement, les femmes esclaves se sont battues de plusieurs manières : directement sur le terrain du combat ou de façon plus subtile.
Groupe d'hommes et femmes capturés afin d'être vendus comme esclaves
Le Code Noir, l’implacable code rédigé en grande partie par le ministre de Louis XIV Colbert, paru en 1685 et régissant le traitement réservé aux esclaves, ne faisait pas de différence entre les sexes. Ne voulait pas en faire. Ce qui y était décrit, tenait davantage à la gestion de l’objet-meuble que l’esclave était que d’un souci de détailler l’emploi qui était fait de cet homme ou cette femme. D’ailleurs, les punitions décrites visaient indifféremment les hommes et les femmes, de façon identique. Noyées dans la masse (l’objectif du Code Noir étant donc de parler avant tout de l’esclave propriété du maître), les femmes ne sont donc pas distinguées des autres esclaves. Elles n’ont pas de reconnaissance particulière vis à vis des autres et n’ont, de fait, pas plus d’existence humaine sur le papier – à l’exception du statut de mère puisque la mère esclave est porteuse d’un bien précieux : les futurs esclaves qui permettront aux propriétaires de faire fructifier leurs affaires sans discontinuation. Pour régler toute question liée à l’enfantement dans les colonies, le Code Noir a fini par imposer sa règle : les enfants nés d'une femme esclave seront esclaves, même si leur père est libre.
Un exemplaire du Code Noir, 1742. Collections du Musée du Château des ducs de Bretagne

Code noir et réalité


Mais les faits sont têtus : il y a ce que l’on peut lire dans le Code Noir et la réalité. Celle qui montre par exemple l’exploitation de la femme esclave comme objet sexuel - et accentuant ainsi la soumission d’un être humain par un autre. A bien des points de vue, les femmes au cœur de l’esclavage colonial en France (et durant les esclavages pratiqués à travers monde..) seront victimes à triple titre de ce type d’oppressions et autres discriminations : elles sont esclaves, elles sont femmes, elles sont noires.
Un constat dramatique qui évoluera lentement, difficilement, chaotiquement au fil des ans et des siècles, selon la façon dont les sociétés en particulier celles qui se sont fondées sur l’esclavage regarderont et traiteront ces femmes. Jusqu’aujourd’hui, la question se pose encore des conséquences quant à la considération portée aux femmes noires mais aussi notamment quant aux rapports entre hommes et femmes.
 
" Comment l'esclavage améliore la condition des femmes ", extrait d'American Anti-Slavery Almanac, 1836-1843

Blancs et Noirs, hommes et femmes


Mais revenons-en à la colonie : pour tenir cette population d’esclaves, pour la maintenir en tant que force de travail, il y avait bien sûr les règlements, l’application brutale de règles pour entretenir peur et soumission et contenir toute révolte éventuelle. Parallèlement à cela, il n’était pas inintéressant pour l’administration coloniale de monter les esclaves les uns contre les autres. Selon les couleurs de peau, selon les fonctions que les uns et les autres cherchaient à obtenir pour améliorer leur sort, selon aussi les avantages que les uns et les autres pouvaient tirer de leur propre personne. Dans ce monde où au fil du temps se sont tissés ces singuliers rapports entre Blanc et Noir (que nous n’avons pas fini de payer aujourd’hui), le métissage, induit par la vie dans ces colonies, créait aussi dans les plantations des hiérarchies de couleurs entraînant des hiérarchies « sociales », l’ensemble accentuant la hiérarchisation des sexes. En modelant les rapports de domination entre le maître et l’esclave, se redessine aussi au passage la relation homme-femme à l’intérieur de la « communauté esclave ». Dans ce contexte, la femme déjà fragilisée par son statut d’esclave, se devait de survivre entre l’absence de reconnaissance de son humanité, l’absence de distinction de son statut de femme et l’exploitation qui était faite de son sexe. 
Une femme esclave est forcée d'aller travailler dans les champs, Antilles anglaises, 1826

A tous les postes


Un constat d’abord : dans la colonie, les femmes sont partout. Dans les champs, c’est à elles que l’on attribue les travaux les plus durs, les plus usants qu’il s’agisse de la coupe de la canne ou de nettoyer les plantations des mauvaises herbes. Elles continuent en même temps à s’occuper des enfants et des tâches domestiques dans les cases. Elles ont également intégré les maisons ou les habitations en occupant les fonctions de servantes, de cuisinières, de nourrices… Plusieurs d’entre elles seront même chargées par les maîtres de tenir des boutiques ou d’occuper des étals sur les marchés pour écouler localement la production des plantations. Les années passent et il est de moins en moins rare de les voir accéder au statut de concubine du maître dans l’espoir d’améliorer leur destin, de voir leurs enfants délivrés du joug de l’esclavage et accéder au statut de libres. Victimes à tous points de vue, elles entreprennent, de fait, de développer un certain nombre de stratégies pour contrer ou adoucir leur sort. 
Une esclave nourrit un enfant blanc, 1861-1865. John A. McCaUister Collection: Civil War Envelopes

Un combat qui commence à se faire entendre


Au-delà de ces stratégies, il leur reste à investir le terrain du combat frontal pour la liberté. Il est rapporté les cas notables de plusieurs d’entre elles entrant en marronnage, incitant les esclaves à la révolte et à l’insurrection. Soyons honnêtes, l’Histoire ne retiendra que très peu d’entre elles à travers le monde et à travers le temps. Les récits de leur combat se confondent pour quelques-unes d’entre elles avec celui de leur conjoint avec qui elles étaient alliées dans leur lutte. Le sexisme et la misogynie chez les historiens sont peut-être passés par là, niant l’importance de ces femmes et les écartant comme il était de bon ton alors, au moment de l’établissement des faits historiques. Voilà sans doute pourquoi les références au combat des femmes dans les soulèvements sont si peu nombreuses. Voilà aussi pourquoi très peu d’études ont été entreprises, du moins en France, pour établir la réalité du sort des femmes pendant la période esclavagiste. Car si quelques témoignages ont été mis au jour depuis bien des années aux Etats-Unis ou au Brésil ou en Angleterre, c’est parce que l’on a su plus tôt entretenir cette histoire et conserver ces précieux témoignages comme autant d’éléments essentiels à la compréhension de cette sombre période. En France, le rôle tenu par les femmes, ou ce que l’on en sait, est renseigné par quelques faits consignés et par des récits qui frisent presque la légende. Aucun témoignage direct écrit n’a encore été trouvé en France et c’est aussi l’une des raisons de ce silence. Silence levé parfois quand cette question est soulevée comme à l’occasion des commémorations des abolitions et des luttes contre l’esclavage. Mais malgré quelques recherches et quelques tentatives bien évidemment à saluer, cette grande histoire des esclavages et des luttes contre les esclavages au féminin, reste encore véritablement à écrire.