Exposition : de Géricault à Matisse, "Le modèle noir" sort de l'ombre au Musée d'Orsay

"Le modèle noir, de Géricault à Matisse" vient de s'installer à Paris au Musée d'Orsay jusqu'au 21 juillet 2019. L'exposition retrace l'affirmation d'une identité noire au fil des siècles, en miroir de l'Histoire, à travers les modèles oubliés de l'art.
Il est souvent dit que l'art est à l'image de la société, une affirmation encore plus parlante lorsque l'on se penche sur les représentations des personnes noires et métisses. Invisibilisées, marginalisées, parfois même caricaturées, elles ont une place particulière dans les tableaux et les livres, intimement liée à l'Histoire. Une place qui sort de l'ombre, aujourd'hui. "En une trentaine d'années, "la représentation des Noirs" est devenue un objet d'histoire de l'art très présent des deux côtés de l'Atlantique et les travaux liés aux "black studies" se multiplient", écrit le Musée d'Orsay dans un communiqué. 
 

Les grands oubliés

Le musée parisien consacre actuellement une grande exposition au "modèle noir", d'abord présentée à New York. À travers des peintures, des sculptures, des photographies et des documents, elle raconte comment le monde est passé de la traite négrière, au lendemain de la Révolution française, à la naissance d'une identité noire affirmée au milieu du XXème siècle. 
 
"Il ne s'agit pas d'une exposition sur la représentation des Noirs perçus comme groupe social", précise Laurence Des Cars, présidente des musées d'Orsay et de l'Orangerie. "C'est au "modèle" que nous nous intéressons (...). Qui sont-ils, ces grands oubliés du récit des avant-gardes ?"
 

Le modèle Joseph

L'un d'eux s'appelle Joseph. Originaire de Haïti, il est immortalisé, torse nu et drapeau à la main sur le célèbre Radeau de la méduse de Théodore Géricault. Ce tableau raconte le naufrage d'une frégate lors d'une expédition coloniale en 1816. D'après les récits de l'Histoire, il n'y aurait eu qu'un seul homme noir à bord du navire. Pourtant, dans ce tableau, Théodore Géricault en représente trois : un symbole de la part de cet opposant à l'esclavage, proche du mouvement abolitionniste. 
 
Joseph, originaire d'Haïti, a servi de modèle à plusieurs peintres, dont Théodore Géricault pour "Le radeau de la Méduse". Le peintre se servit de son travail pour son combat abolitionniste.
 

L'identité retrouvée de Madeleine

La peintre Marie-Guillemine Benoist n'affichait pas aussi clairement ses positions quant à l'esclavage, mais l'une de ses toiles soulève encore aujourd'hui des débats sur la question. Son portrait d'une jeune femme noire, présenté au Salon de 1800, est affiché sous le nom Portrait d'une négresse. Renommé deux cent ans plus tard en Portrait d'une femme noire par le Louvre où il est habituellement exposé, il prend désormais le nom de Portrait de Madeleine. C'est en effet la première fois que l'oeuvre est présentée avec des éléments de biographie sur le modèle.
 
Portrait de Madeleine, par Marie-Guillemine Benoist.
Il s'agirait, d'après l'historienne de l'art Anne Lafont, de Madeleine, une esclave originaire de la Guadeloupe et ayant appartenu au beau-frère de l'artiste. Si Marie-Guillemine Benoist ne lui donne pas de nom à l'époque, elle la représente avec soin, regard tourné vers le spectateur avec du bleu, du blanc et du rouge glissés dans le cadre, presque comme une femme blanche de son époque. Seule son épaule dénudée sous laquelle se dévoile sa poitrine, rappelle sa condition de domestique. 

Explications de l'oeuvre avec Isolde Pludermacher, conservatrice en chef du Musée d'Orsay : 

Dénoncer l'esclavage

Si les intentions de Marie-Guillemine Benoist ne sont pas réellement connues, d'autres artistes ont clairement pris position contre l'esclavage dans leurs œuvres. Marcel Antoine Verdier représente ainsi, en 1843, une scène violente de châtiment "dans les colonies", avec un homme nu, accroché à des piquets et fouetté par un autre. "L'artiste a peint volontairement ce tableau pour choquer les spectateurs de son temps. Il a d'ailleurs été refusé au Salon", explique Isolde Pludermacher, conservatrice en chef du Musée d'Orsay. Il n'était pas le seul : "Il pouvait y avoir de la part des artistes une volonté délibérée de choquer pour provoquer l'empathie face à la condition des esclaves".

Jean-Léon Gérôme, lui, choisit de mettre sur toile deux esclaves attendant d'être vendues au Caire, en Égypte. Enfin sur un imposant tableau de 2m60 sur 4, François-Auguste Biard rassemble noirs et blancs autour du drapeau tricolore, symbole de la Deuxième République tout juste instaurée et du deuxième décret d'abolition de l'esclavage (1848). Au centre, deux hommes affranchis brandissent leurs chaînes brisées. 
 
En h. à g. : François-Auguste Biard, "L'abolition de l'esclavage dans les colonies françaises le 27 avril 1848" En b. à g. : Marcel Antoine Verdier, "Le châtiment des quatre piquets dans les colonies" À d. : Jean-Léon Gérôme, "Esclaves au Caire"
"En revanche, il y avait certaines oeuvres qui plaçaient les personnages noirs dans un rôle dans lequel on avait l'habitude de les voir", précise Isolde Pludermacher. C'est le cas du tableau Olympia, d'Édouard Manet. Derrière une femme blanche alanguie, une servante noire, bouquet de fleurs à la main. Une place parfaitement ordinaire à l'époque, au point que le tableau choque pour une toute autre raison : la femme allongée est en fait une courtisane. La représenter ici avec une domestique raconte qu'elle aurait les moyens de s'en offrir les services : "Il était extrêmement choquant de voir une courtisane dans un appartement parisien et non pas dans un ailleurs exotique, s'offrir le luxe d'avoir une domestique noire".
 
Olympia, Edouard Manet
Domestique qui devient, elle, totalement invisible, dans l'ombre, là où la société de la deuxième moitié du XIXème siècle s'attend à la voir. Cette femme à la posture déférente s'appellerait Laure et aurait pris la pose à plusieurs reprises pour Manet et d'autres peintres. L'exposition remet le modèle dans la lumière, mais raconte aussi comment d'autres ont pu subir les foudres d'une société encore clivante. L'écrivain Alexandre Dumas, petit-fils d'une esclave affranchie de Saint-Domingue, a été caricaturé à de nombreuses reprises en raison de son métissage. 
 

Renouveau au XXème siècle

Il faudra plusieurs décennies pour qu'évolue la place des hommes et femmes noires dans la société comme dans l'art. Au fil du XXème siècle, la France voit émerger des personnalités comme le clown Chocolat ou encore la danseuse et chanteuse Joséphine Baker, qui malgré des stéréotypes encore fortement accrochés, s'intègrent dans le paysage. L'exposition évoque également comment l'homme et la femme noir ont servi de modèle dans la littérature du XXème siècle et plus particulièrement, dans le concept de négritude pensé, entre autres, par Aimé Césaire
 

Mémorial ACTe

Elle sera envoyée en Guadeloupe, au Mémorial ACTe le 13 septembre prochain. Autour de l'exposition, un spectacle et un livre-disque publié par le rappeur, poète et écrivain Abd Al Malik, intitulé Jeune noir à l'épée, en référence à un tableau de Puvis de Chavannes exposé au Musée d'Orsay. "C'est un tableau du XIXème siècle qui parle profondément d'aujourd'hui et de maintenant", explique-t-il. "Le jeune noir aujourd'hui ce sont tous les gens de périphérie, dans les cités HLM, en banlieue, dans le territoire rural enclavé, ce sont les femmes. Réfléchir sur les notions de justice, d'égalité, non seulement ça fait sens mais c'est d'une urgente actualité aujourd'hui au XXIème siècle.
 
Le reportage de Camila Giudice et Denis Rousseau-Kaplan :
"Le modèle noir, de Géricault à Matisse"
Au Musée d'Orsay du 26 mars au 21 juillet 2019
1 rue de la Légion d'honneur, 75007 Paris
Informations sur www.musee-orsay.fr