"Félix Eboué a la particularité d'avoir gardé un nom africain" : retour sur un destin exceptionnel raconté par Géraud Létang

Félix Eboué
Outre-mer la 1ère vous propose un podcast en quatre épisodes sur le parcours remarquable de Félix Eboué né il y a 140 ans à Cayenne. En bonus, un article interview accompagne le podcast. Premier épisode : Cayenne-Bordeaux-Paris et l’Oubangui-Chari.

On le connait grâce à des noms de rues, d’établissements scolaires ou d’aéroport. Mais qui est vraiment Félix Eboué (1884-1944) ? Un héros de la Seconde guerre mondiale ? Un administrateur colonial efficace ? Un passionné de langues et cultures africaines ? Un guyanais, au parcours exceptionnel ? Félix Eboué possède toutes ces facettes. Dans Zistoir, nous vous proposons d’aller à la rencontre de ce personnage historique assez méconnu au destin extraordinaire en quatre épisodes de 30 mn.

Épisode 1 : Cayenne-Bordeaux-Paris et l’Oubangui-Chari

 

Retrouvez ici les quatre épisodes de Zistoir consacrés à Félix Eboué.

Pour chaque volet, nous vous proposons en bonus un extrait écrit de l'interview de l'un des invités du podcast. Cette semaine, il s’agit de Géraud Létang, auteur d’une biographie croisée de Félix Eboué et de Leclerc à paraître fin 2025 aux éditions Perrin. Cet historien, spécialiste des Empires coloniaux et de la Seconde Guerre mondiale est aussi le coordinateur scientifique de la Mission des 80 ans de la Libération.

Géraud Létang

 

Outre-mer la 1ère :  Félix Eboué qui est né en décembre 1884 à Cayenne, au 19e siècle, seulement 36 ans après l'abolition de l'esclavage. Qu'est-ce que l'on sait des ancêtres mis en esclavage de Félix Eboué ?

Géraud Létang : On sait peu de choses sur les ancêtres de Félix Éboué qui ont été mis en esclavage, à part leur nom de famille. Ce qui est particulier avec Félix Éboué, c’est qu’il a conservé un nom d’origine africaine. Très souvent, l’esclavage impliquait d’effacer toute identité africaine chez celles et ceux qui y étaient réduits. Cela faisait partie intégrante du système de la traite transatlantique, qui visait à déraciner les esclaves en leur ôtant leur nom, un élément fondamental de leur identité.

Dans le cas de Félix Éboué, le fait que son nom africain, bien que légèrement modifié au fil des actes d’état civil, ait perduré est exceptionnel. Par exemple, en comparant avec d’autres familles, comme celle de son épouse (Eugénie Tell), on constate que cet héritage africain a souvent été complètement effacé. Pour la majorité des familles dans les Antilles ou en Guyane, l’état civil commence véritablement en 1848, avec l’abolition de l’esclavage.

Félix Éboué est donc un enfant du déracinement, mais il porte aussi en lui un vestige de cette identité africaine. Cela a probablement influencé sa réflexion tout au long de sa vie sur la question des racines africaines, car il était conscient de ce que ses camarades ou d’autres membres de sa famille avaient perdu.

Image d'archive du pont d'un bateau négrier.

 

Éboué, ce nom, sait-on d’où il vient ?

On sait qu’il est très probablement d’origine subsaharienne, ça, c’est certain. En revanche, on ignore le lieu exact, car nous avons perdu la trace des navires qui ont amené la famille Éboué en Guyane.

Mais on sait que l’ancêtre mis en esclavage de Félix Eboué est arrivé en Guyane à une période particulièrement troublée. En effet, il y avait eu l’abolition de l’esclavage par la Convention révolutionnaire en 1794, suivie du rétablissement de l’esclavage par Napoléon Bonaparte en 1802. Il arrive dans cet intervalle, un moment où le contexte politique et social était extrêmement instable.

 

Après l’abolition de l’esclavage en 1848, deux dates marquent l’histoire de ce territoire au 19e siècle : l’ouverture du bagne en 1850 et la fièvre de l’or qui débute en 1855. A quoi ressemble la Guyane à la fin du 19e siècle au moment de la naissance de Félix Eboué en 1884 ?

La Guyane, à cette époque, est profondément transformée par l’abolition de l’esclavage. Il s’agit d’un bouleversement majeur à la fois économique, social et politique. Dès les années 1850, les autorités françaises cherchent des moyens de développer la Guyane autrement que par l’esclavage. Deux solutions émergent alors.

D’abord, la Guyane devient une colonie pénitentiaire. Cela se traduit par l’arrivée massive de bagnards : environ 100 000 hommes dans une région qui ne comptait jusque-là que 22 000 habitants. Ce flux entraîne la construction de nombreuses infrastructures, notamment les bagnes des îles du Salut, de Cayenne, et de Saint-Laurent-du-Maroni, transformant radicalement le territoire.

Ensuite, la découverte de gisements aurifères en 1855 donne naissance à une ruée vers l’or. Bien que cette activité reste artisanale, loin de l’ampleur de l’Ouest américain, elle n’en est pas moins marquée par des violences et des enjeux de pouvoir. Cette exploitation de l’or pose immédiatement des problèmes géopolitiques. La Guyane devient la cible d’incursions régulières et de tensions frontalières, notamment avec le Brésil et le Suriname (alors Guyane néerlandaise), où des tentatives d’appropriation des gisements ont lieu.

Paris, de son côté, répond de manière molle, avec des réactions peu rapides ou fermes, ce qui alimente chez les Guyanais un sentiment d’abandon. La population se demande si la France est toujours prête à défendre ses frontières face aux menaces extérieures.

Le bagne des îles du Salut

Le père de Félix Eboué se dénommait Yves. Il était chercheur d'or. Sa mère Aurélie s’occupait des enfants. Qui étaient exactement Yves et Aurélie Eboué ?

Yves et Aurélie Éboué représentent un couple illustrant deux attitudes distinctes parmi les personnes mises en esclavage libérés de Guyane après l’abolition de 1848.

Du côté de la famille maternelle de Félix Éboué, ils ont choisi de rester sur les lieux où ils avaient été exploités, dans le bourg de Roura. Là, ils se sont enracinés, se réinventant à travers d’autres métiers et bâtissant une nouvelle vie sur le territoire qu’ils connaissaient.

En revanche, la famille paternelle de Félix Éboué, représentée par Yves, a adopté une approche différente. Refusant de rester attachés à leur ancienne condition d’esclaves, ils ont décidé de partir explorer d’autres régions de Guyane, souvent isolées. Profitant de la ruée vers l’or, ces anciens charpentiers ont mis leurs compétences à profit dans la construction de bâtiments pour le bagne, mais aussi pour les "placers", ces sites d’extraction où l’on récoltait les pépites d’or. Animés par une volonté de rupture, ils ont osé s’aventurer dans des zones jusque-là inexplorées par les Européens, au cœur de la jungle, à la recherche de nouveaux filons aurifères.

Ainsi, d’un côté, Aurélie et sa famille ont cherché à reconstruire une existence sur les lieux où ils avaient été asservis, tandis qu’Yves et les siens ont choisi l’exil pour s’éloigner de ce passé et se forger une vie différente, dans un environnement nouveau.

Carte postale d'un placer à Mana

 

Félix Éboué est le dernier fils d’une fratrie de cinq enfants. Il avait une petite sœur, Cornélie, et trois grands frères. Son père et ses trois frères sont tous morts prématurément. Deux de ses frères, ainsi que son père, travaillaient dans le domaine de l’or. Que sait-on des circonstances de ces décès ?

L’extraction aurifère en Guyane, à cette époque, était une activité extrêmement dangereuse, mais paradoxale. Ceux qui s'y adonnent sont confrontés à une misère écrasante, une violence omniprésente, des conditions de vie terribles, et une multitude de maladies. Paradoxalement, cette activité, qui exposait les travailleurs à des souffrances extrêmes et leur coûtait souvent la vie, représentait également un moyen d’échapper à la pauvreté et à la détresse.

La mère de Félix Éboué, éprouvée par ces deuils successifs, causés par les rigueurs de la vie dans les mines d’or et les maladies, va vouloir sortir de ce paradoxe destructeur. Elle voyait dans l’éducation une solution, un moyen de sortir de la misère sans risquer sa vie dans l’exploitation aurifère. À cette époque, les lois Ferry rendant l’école obligatoire, gratuite et laïque avaient été mises en œuvre en Guyane. Elles offraient une opportunité que la mère de Félix saisit avec détermination.

Elle a donc placé tous ses espoirs dans l’éducation de son fils Félix, le dernier survivant des garçons, espérant lui offrir un avenir différent de celui de son père et de ses frères, un avenir affranchi des dangers mortels de l’extraction de l’or.

Maison Félix Eboué à Cayenne

Grâce à l’or, la famille Éboué a pu s’offrir une maison à Cayenne ?

Effectivement, la famille de Félix Éboué fait partie de ce qu’on pourrait appeler, de manière schématique, la petite bourgeoisie. Les revenus issus de l’or ont permis à la famille de se constituer une certaine stabilité financière, avec notamment l’acquisition d’une maison à Cayenne.

Cependant, et ce n’est pas seulement grâce à l’or, une forme de solidarité existait aussi entre les familles issues d’affranchis de 1848 et de leurs descendants. Félix Éboué appartient à cette deuxième génération qui commence à accéder à des opportunités économiques et sociales nouvelles.

Par ailleurs, le contexte colonial de la Guyane a joué un rôle. En tant que colonie pénitentiaire avec peu de plantations, la Guyane a vu de nombreux Européens quitter la région. Cela a entraîné une certaine ouverture dans l’administration locale, bien que les discriminations raciales restent présentes. Des postes administratifs ont été confiés à des personnalités locales, y compris à des familles comme les Éboué, qui avaient les ressources, les contacts, et les codes pour s’intégrer à cette petite bourgeoisie de Cayenne.

Donc Yves Eboué est-il parvenu à se sortir du statut de mineur d’or ? 

Yves Éboué est en effet le premier de sa famille à ne pas travailler directement de ses mains. Il a su évoluer vers une position de petit entrepreneur. On pourrait dire aujourd’hui qu'il était "patron de PME", mais dans un domaine beaucoup plus vaste et dure : l’extraction de l’or.

 

Le père de Félix Éboué, Yves Éboué, (on l’a évoqué auparavant) est décédé en 1898 à l'âge de 47 ans, laissant Félix âgé de seulement 13 ans. Ce décès a-t-il eu des conséquences sur son éducation et sa vie d’adolescent ?

Après le décès de son père, Félix Éboué se retrouve sous l'autorité de sa mère. La boussole qui guide la famille Eboué sous l’impulsion d’Aurélie, c’est l'éducation. Pour Aurélie Éboué, l'école représente bien plus qu’un simple moyen d'instruction. C’est la clé pour sortir de cette ambiance de mort.

Elle voit aussi dans l'éducation un moyen de maintenir l'ascension sociale et de préserver un certain confort matériel, mais aussi un idéal de citoyenneté. Aurélie croit profondément que l'accès à l'école et à un poste dans le service public protégerait ses enfants, non seulement contre les difficultés immédiates, mais aussi contre les dangers d’un retour de l’esclavage. L’abolition, à ce moment-là, est encore récente et l’angoisse du retour de l’esclavage reste très présente dans les esprits.

Ainsi, pour Aurélie Eboué, l’école devient un rempart, une forme de protection qui assure un avenir meilleur pour ses enfants, tout en garantissant leur place dans la société.

 

La mère de Félix Éboué, que l'on appelait Man-Lie, avait-elle une personnalité originale pour l'époque ?

Très peu d'écrits nous permettent de connaître véritablement la personnalité d'Aurélie Éboué, et ce qu'on en sait provient principalement du regard de son fils et de sa belle-fille, Eugénie. Toutefois, il semble évident qu'elle s’est émancipée très tôt du fait des circonstances.

Elle a dû faire face à la perte de son mari et de trois de ses enfants, un deuil immense qui l'a poussée à prendre des responsabilités. C’est très rare à son époque et encore plus dans le contexte colonial.  

Pour Félix Éboué, ce modèle de femme forte et indépendante a sans doute eu une influence sur sa propre vision de l'éducation et de l'émancipation. Man-Lie a probablement inspiré la manière dont il a élevé sa propre fille Ginette.

Felix Eboué, Eugénie sa femme et sa fille Ginette, future madame Senghor-Eboué

Retrouvez Géraud Létang dans les quatre épisodes de Zistoir consacrés à Félix Eboué et en particulier le troisième qui porte sur la Seconde Guerre mondiale.   

Et consultez ci-dessous, les articles qui accompagnent ce podcast :

RÉCIT. Administrateur colonial, résistant d'Outre-mer, franc-maçon… Qui était vraiment Félix Eboué ?