Dans un coin de l'immense friche La Belle de Mai, à Marseille, les beats d'une musique hip-hop résonnent contre les murs tagués. "Boom, boom, pah", "Boom boom pah", répète en rythme et en onomatopée Nabjibe Said, breakdancer professionnel et professeur de danse le temps d'un court après-midi. Face à lui, une dizaine d'apprentis tentent, avec difficulté, de suivre ses pas. Pied droit, pied gauche, on tourne, on pose.
"Pour moi, c'est très très compliqué de suivre. J'ai aucun rythme", rigole, un brin gênée, Jenny, une Marseillaise d'une quarantaine d'années. Si elle s'est forcée à monter sur la piste de danse pour suivre le cours de Nabjibe, c'est d'abord pour son fils Keziah, 13 ans. Contrairement à sa mère, lui arrive à enchaîner les figures montrées par le professeur avec dextérité.
Dans ce cours d'initiation de trois heures, Nabjibe Said, né à Marseille de parents comoriens, ne fait pas que montrer des pas pour que ses élèves les reproduisent. Il prend aussi le temps de raconter l'origine de cette danse hip-hop apparue dans le Bronx, à New York, au début des années 1970. Plus qu'une simple danse, le breaking (autre nom donné à la breakdance) est un lifestyle (style de vie) qui a grandi et s'est propagé au sein de la communauté afro-américaine et latine avant de s'étendre au monde entier.
Trouver son "mouvement signature"
Nabjibe Said, 29 ans, la pratique depuis son enfance. Fan absolu de Michael Jackson, dont les pas de danse se rapprochent d'un genre appelé le popping (danse funk), le jeune Nabjibe veut imiter l'artiste américain et commence des cours de danse dans un centre social de son quartier. Il y découvre les grands noms de la breakdance et du rap marseillais comme Fathi Benjilali ou encore Bboy Rodolphe.
Depuis deux ans, le Marseillais, qui se fait appeler Bboy Nadjib dans le milieu du breaking, fait partie de la troupe Accrorap, lancée par le chorégraphe Kader Attour. Comme tout bon breakdancer, Nabjibe a trouvé sa propre signature dans cette discipline où la personnalité et l'identité sont tout aussi importantes que les prouesses techniques.
Je danse avec le cœur. Ce n'est pas qu'un enchainement de mouvement. Il y a un réel rapport entre ce que je vis sur le moment présent et la musique.
Nabjibe Said, danseur professionnel de breakdance
Face à ses élèves, Bboy Nadjib explique le b.a.-ba de la discipline : "Le plus important, c'est d'assumer, souligne-t-il. On a des bases. Le but des bases, c'est de pouvoir créer ses propres mouvements. J'ai une base, il faut que je puisse travailler un mouvement qui me ressemble à moi. Un mouvement signature. C'est ce qui nous différencie des autres danseurs."
"BreakDO"
À La Belle de Mai, le Festival La 1ère, organisé par le pôle Outre-mer de France Télévisions du 30 mai au 2 juin, a pris le parti de mettre en avant la breakdance, discipline sportive qui va faire son entrée aux Jeux Olympiques de Paris, qui commencent le mois prochain.
Mais c'est aussi le côté artistique de la danse qui est mis en avant. Samedi 1er juin, dans la grande salle de spectacle de la friche, le chorégraphe et metteur en scène originaire du Cameroun Bouba Landrille Tchouda et sa troupe de la Compagnie Malka ont présenté la toute première représentation de leur spectacle BreakDO, une fresque poétique sur le dialogue corporel entre le breaking et le judo.
Ce sont deux esthétiques qui sont très différentes a priori. Mais moi, j'ai vu beaucoup de commun, voire de complémentarité [entre le breaking et le judo]. Notamment dans les jeux de jambes, dans cette capacité à emmagasiner une énergie qu'on va propulser très rapidement au sol, dans la recherche du déséquilibre, dans la recherche de l'équilibre à travers le déséquilibre...
Bouba Landrille Tchouda, directeur artistique de la Compagnie Malka
Dans BreakDO, six danseurs occupent l'espace, alternant entre envolées contemporaines, prises de judo en solo et figures rappelant la breakdance. Les performeurs ont une chose en commun : ils sont tous originaires des Outre-mer. De Guyane, de Martinique et de Guadeloupe, plus précisément.
Le breaking aux JO, une bonne idée ?
Il faut dire que les territoires ultramarins sont pourvoyeurs de danseurs et danseuses de breaking, à l'image de Dany Dann, originaire de la Guyane et grand espoir français pour les JO de Paris. "J'ai eu la chance d'assister à une montée en puissance ces dernières années de la danse hip-hop de manière générale dans les Outre-mer, et en particulier en Guyane", dit Bouba Landrille Tchouda, qui collabore régulièrement avec le Centre national de développement chorégraphique Touka Danses à Cayenne. Sa troupe doit d'ailleurs se rendre dans le département amazonien pour présenter BreakDO, le 9 juin prochain, à l'occasion du passage du relais de la flamme olympique.
Si le festival a pu mettre en avant cette discipline de plus en plus populaire, il a aussi permis de rappeler l'essence même de la breakdance, qui est d'abord une façon de vivre avant d'être une discipline sportive. Certains n'hésitent d'ailleurs pas à émettre quelques doutes sur l'intégration du breaking aux prochains JO (la breakdance ne sera présente en tant que discipline olympique qu'à Paris 2024, Los Angeles n'ayant pas retenu ce sport pour l'édition 2028 des Jeux qu'elle organisera).
"Le fait que ça devienne une discipline sportive, je trouvais qu'il y avait une forme de régression. Comme si on cherchait à le remettre un peu en captivité", souligne Bouba Landrille Tchouda. Nabjibe Said, pourtant adepte des compétitions, craint aussi de voir le breaking perdre son sens originel si la standardisation et la normalisation des figures de breakdance est poussée trop loin. Mais il se réjouit du coup de projecteur international dont bénéficiera sans aucun doute sa discipline de cœur lors de ces Jeux inédits : "Ça ouvre quand même pas mal de portes à beaucoup de danseurs", juge-t-il.
Face à ses élèves, Bboy Nadjib met une de ses musiques préférées et enchaîne lentement les différents pas de la chorégraphie qu'il tente de leur apprendre. D'abord debout, pied droit, pied gauche. Boom boom pah. Puis sur le sol, mains par terre, genou qui vient crocheter la cheville de la jambe opposée. Boom boom pah. À leur tour de réveiller le Bboy et Bgirl qui est en eux.